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L'INVENTION DES NATIONS
à propos de :
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La création des identités nationales.
Europe XVIIIe-XXe
siècle.
d'Anne-Marie THIESSE
Seuil (L'univers historique), 1999.
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L'origine
des nations européennes ne remonte pas à la nuit des temps,
comme le racontent leurs histoires officielles. Leur véritable naissance,
ou plus exactement, leur invention n'est pas antérieure au
XVIIIe siècle.
Loin d'être le fruit d'un long processus historique, elles sont nées
quand une poignée d'hommes déclara qu'elles existaient et
entreprit de le prouver. La première étape consista à
chercher des ancêtres communs à une population vivant sur
un même territoire et à postuler une continuité historique
jusqu'à l'époque moderne. Il fallut ensuite trouver des héros
pour symboliser la nation et élire une langue nationale. Enfin,
il fallut établir des monuments culturels, un folklore, des emblèmes,
une mentalité particulière, etc... Une fois inventé
ce patrimoine « commun » et «
indivisible », construit à chaque fois
sur le même modèle, il ne restait plus qu'à le faire
révérer par les populations visées ;
les nations, fruits de l'imagination et du prosélytisme, étaient
nées. On comprend alors pourquoi les références à
de « grands » ancêtres -- telles
que « nos ancêtres les Gaulois »
--, à une longue histoire faite d'efforts, de sacrifices et de dévouement,
ainsi qu'à un vieil héritage à la fois symbolique
et matériel ne relèvent que de la mythologie. C'est en tout
cas ce que nous rappelle Anne-Marie THIESSE dans ce livre très stimulant
(voir sommaire),
qui montre que ce n'est pas la nation qui génère le nationalisme,
mais le nationalisme qui génère la nation.
En 1761, un jeune
poète écossais, James Macpherson, publia un vieux poème
épique traduit par ses soins du gaélique, et prétendit
l'avoir recueilli auprès des habitants des Hautes Terres d'Écosse.
L'auteur aurait été le barde Ossian, fils du héros
éponyme de l'épopée, et aurait vécu au début
de l'ère chrétienne, au temps des anciens Celtes et de leurs
druides. Le succès fut immédiat. La critique s'enthousiasma
et compara ce long poème épique à l'Iliade.
Rapidement des traductions se répandirent dans toute l'Europe et
on salua dans l'épopée ossianesque le monument fondateur
d'une révolution esthétique et culturelle.
D'aucuns commençaient
en effet à affirmer que la culture européenne reposait sur
d'autres monuments culturels que ceux du monde gréco-latin. Le classicisme,
qui en était le fidèle héritier et qui s'épanouissait
dans les salons -- surtout français -- se voyait délaissé
au profit d'une esthétique tournée vers les âges «
barbares », l'Europe du Nord et les chaumières
rustiques. Or, l'épopée d'Ossian était le chef-d'oeuvre
qui justifiait pleinement ce changement de référence. L'Europe
trouvait en la personne du vieux barde un nouvel Homère ;
un Homère dont le peuple d'Écosse avait su garder vivant
le souvenir. La culture populaire était du même coup réhabilitée,
érigée en gardienne des grandes oeuvres du passé,
et la culture savante et raffinée du classicisme était déclarée
moribonde.
Or, il faut savoir
que l'épopée d'Ossian était un faux. Quelques critiques
avaient bien, dès sa publication, jugé que le poème
épique recueilli par Macpherson était en grande partie une
invention. Ces objections n'eurent toutefois pratiquement pas d'effet,
l'idée de la découverte étant trop séduisante.
Qui plus est, Macpherson n'était pas seul. À Berne, à
Zurich, à Copenhague... on avait déjà commencé
à publier des fragments de vieux poèmes ou de vieilles sagas.
Les bardes antiques avaient un peu partout sur le continent de modernes
émules qui publiaient des épopées ou des odes s'inspirant
de vieilles légendes. L'invention de Macpherson venait trop à
point nommé dans le combat contre la culture classique pour que
ces nouveaux chantres du patrimoine européen prêtassent leurs
oreilles à ceux qui dénonçaient l'absence d'authenticité
de ce poème. C'est pourquoi, quand, en 1795, la Russie se vit dotée
d'une épopée nationale de type ossianesque, la première
du genre sur le continent, les doutes formulés quant à son
authenticité ne furent, là aussi, guère écoutés.
L'oeuvre, attribuée à un auteur inconnu du XIIe
siècle, fut aussitôt estimée d'une qualité égale
à celle de l'épopée d'Ossian. Les Slaves avaient donc
aussi leur Ossian, ou mieux encore, leur Homère...
Le secteur éditorial
n'était pas le seul concerné par ce grand mouvement de «
résurrection » du passé. Des réunions
artistiques censées continuer la tradition de joutes oratoires entre
bardes des cours médiévales s'organisaient. La religion des
druides, dotée d'une mythologie et d'une liturgie rapportée
aux mégalithes, fut même « ressuscitée
». Des académies savantes furent créées.
À Paris, l'Académie celtique (1805) se proposait ainsi de
reconstituer les antiquités nationales à partir des vestiges
que l'on pouvait encore trouver dans la culture populaire. De grandes collectes
d'informations furent organisées pour répertorier les traditions
populaires et les idiomes locaux. En 1811, c'est en Suède que fut
créée la Société gothique. Elle se donnait
pour tâche d'étudier les sagas et les chroniques des anciens
Goths et, voulant réintroduire les usages des anciens Scandinaves,
ses membres se réunissaient dans les forêts pour boire de
l'hydromel dans des cornes et se donnaient des noms de héros légendaires.
Cette nouvelle sensibilité
ne s'appuyait toutefois pas uniquement sur le travail des poètes
et des collectionneurs. Certains, et notamment Johann Gottfried Herder,
tentèrent de lui donner une tournure plus théorique. L'oeuvre
philosophique de ce dernier fut ainsi tournée vers la glorification
de la culture populaire. Pour rendre vie à la culture, il considérait
en effet qu'il fallait s'inspirer des restes d'une poésie originelle,
issue d'une époque où la langue, la poésie et le peuple
ne faisaient qu'un ; d'où la nécessité
de récolter les chants populaires qui avaient préservé
l'histoire héroïque des ancêtres de chaque peuple. Ce
fantasme des origines débouchait naturellement sur l'éveil
d'un sentiment national. Herder exhortait ainsi ceux qui avaient pour langue
maternelle l'allemand à prendre conscience qu'ils formaient une
nation. Et il fustigeait pour la même raison l'usage du français
par les élites de sa terre natale qui n'utilisaient l'allemand que
pour parler à leurs domestiques. Mais s'il était patriote
allemand, Herder n'en était pas moins universaliste puisqu'il affirmait
l'égale dignité de chaque nation. Son oeuvre put ainsi devenir
très rapidement une référence pour toute l'Europe.
L'idée qu'une nation reposait sur une langue et une tradition spécifique
y trouvait sa justification. Elle allait fournir un appui à tous
ceux qui, depuis le triomphe de l'épopée de Macpherson, s'étaient
mis à chercher des antiquités nationales.
Ainsi, ce mouvement,
placé sous le signe de l'urgence par crainte de voir rapidement
disparaître les vestiges du passé, commençait à
changer d'orientation. Initialement tourné contre le classicisme,
il fut conçu, à partir des premières années
du XIXe siècle,
comme un projet éducatif visant à unir toute une population
dans la conscience de sa communauté de destin. Le peuple -- c'est-à-dire
la paysannerie -- n'était plus seulement le fossile vivant d'une
tradition ancestrale, il devint de plus en plus l'expression immuable du
génie national. En rapport intime avec la terre, la paysannerie
pouvait désormais servir à prouver qu'en dépit de
tous les changements observables la nation restait identique à elle-même.
C'est pourquoi ce mouvement de création des identités nationales,
né avec le développement industriel, exprimait à la
fois un refus de cette modernité, par l'exaltation du passé
et du monde rural, et en même temps permettait, comme le suggère
Anne-Marie Thiesse, cette entrée dans la modernité en rassurant
une population par l'affirmation de la permanence de son identité.
En tout cas, pour
fournir à chaque nation la connaissance de son passé nécessaire
à la conscience de son unité, il fallait se plonger dans
l'histoire de l'Europe entière. Le nationalisme s'inscrivait donc
dans un cosmopolitisme, du moins pour les intellectuels. Ce fut en effet
dans une grande émulation internationale que ces derniers fournirent
à chaque population tous les éléments qui lui permettaient
de se définir en tant que nation. Les deux frères Grimm devinrent
sur ce plan une référence incontournable. Porteurs d'un projet
patriotique clairement affiché, ils effectuèrent des recherches
sur l'ensemble du patrimoine européen. Leurs publications sur le
patrimoine germanique (sur les contes populaires, la langue, le droit,
les coutumes et les traditions) alternant ainsi avec leurs écrits
sur les patrimoines scandinave, anglais, finnois, espagnol... furent alors
prises comme modèles pour toutes les constructions identitaires.
Voila, succintement
dégagé, le contexte culturel au sein duquel l'Europe des
nations s'est substituée à celle des princes. Tout en l'analysant
en détail, Anne-Marie Thiesse déploie avec élégance
une masse impressionnante d'informations pour nous raconter comment poètes,
linguistes, historiens, mais aussi élites politiques se mirent à
travailler de pair pour convaincre de vastes et disparates ensembles de
populations qu'il existait un lien primordial supérieur à
tout ce qui les divisait. On apprend ainsi comment ont été
élaborées les langues nationales alors que l'équation
« une langue = un peuple » n'avait
rien d'évident vu la diversité des parlers locaux. On apprend
comment des « grands ancêtres »
ont été revendiqués par certaines populations malgré
l'absence de filiations historiques clairement établies (notamment
les Daces pour les Roumains, et les Huns pour les Hongrois...) ou malgré
la diversité des populations réunies dans une même
nation -- c'est ainsi que furent désignés des ancêtres
communs aux Auvergnats et aux Normands, ou aux Siciliens et aux Piémontais,
par exemple. On apprend aussi comment, à la suite de l'épopée
de Macpherson, sont apparues plusieurs épopées nationales
censées provenir elles aussi du « fond des âges
». On apprend comment les populations paysannes se sont vues
promues au statut de gardiennes de traditions ancestrales qu'elles ignoraient
bien souvent et donc comment les nouvelles nations se sont toutes inventées
un folklore. On apprend comment des costumes récents se sont mis
à représenter l'habit traditionnel de certaines populations
(le plus célèbre étant le kilt écossais). Enfin,
on apprend, parmi tant d'autres choses, comment s'est imposé et
comment continue à s'imposer, par la presse, la littérature,
l'école, le sport... ce sentiment national. Autant d'informations
qui invitent à poser un regard critique sur l'histoire de l'Europe
et sur le fantasme de l'identité...
Thomas LEPELTIER,
le 16 juillet 1999.
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Sommaire
L'Europe des nations
Première partie : Identification des ancêtres
1. Révolution esthétique
2. Une nation, une langue
3. Parrainage international d'une culture nationale
4. Un État, des nations
5. Épopées fondamentales
6. Histoires nationales |
Deuxième partie : Folklore
1. Recensions
2. La nation illustrée |
Troisième partie : Culture de masse
1. La nation comme horizon
2. La nation par la joie |
Identité européenne
Bibliographie
Index
320 pages
ISBN 2.02.034247.2
140 FF (1999)
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