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LES ATOMES EXISTENT-ILS ?
à propos de :
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Le mixte et la combinaison chimique.
Essai sur l'évolution d'une idée.
de Pierre DUHEM
Fayard (Corpus des oeuvres de
philosophie en langue française), 1985.
Édition originale : 1902.
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Quand vous mettez
un morceau de sucre dans un verre d'eau, il disparaît après
un certain temps : vous obtenez un liquide transparent comme
l'eau, mais ayant une autre saveur. Vous vous êtes peut-être
déjà demandés si, dans le verre, il y avait encore
du sucre et de l'eau, ou si ces deux éléments avaient disparu
pour en former un autre : l'eau sucrée. Dans le premier
cas, les molécules de sucre ne se détruiraient pas en présence
d'eau, mais briseraient leurs liens et se glisseraient entre les molécules
d'eau. Dans le second cas, il n'y aurait plus ni eau, ni sucre, mais un
corps nouveau, un mixte formé aux dépens des deux
éléments.
Que choisir entre
ces deux manières de concevoir la relation d'un mélange avec
les corps mélangés ? Soit vous êtes du
côté des atomistes grecs pour qui, dans l'eau sucrée,
l'eau et le sucre subsistent, juxtaposés mais non confondus. Soit
vous êtes du côté des philosophes aristotéliciens
qui considéraient que le corps mixte est réellement distinct
des corps qui ont servi à le former. Les chimistes du vingtième
siècle ont opté pour la première conception. Pierre
DUHEM (1861-1916), quant à lui, en opposition à une partie
de ses contemporains, penchait plutôt du côté d'Aristote.
Pour justifier son choix, il a retracé dans ce livre l'histoire
de l'idée de mixte ; une histoire qui, bien comprise,
devrait nous indiquer quelle conception adopter.
À partir
de la Renaissance, et surtout avec Descartes et Newton, l'histoire de la
notion de mixte vit l'idée des atomistes s'imposer. Cela rompait
avec les conceptions majoritairement aristotéliciennes du Moyen
Age. La révolution accomplie par Lavoisier accrut encore la force
de persuasion de l'atomisme. C'est que, désormais, la distinction
importante entre combinaison chimique et mélange physique
allait permettre de préciser l'hypothèse atomiste. Cette
distinction entre deux catégories de mixte est la suivante. Il y
a mélange quand la composition du mixte varie en fonction des conditions
de la dissolution. Par exemple, la quantité de sucre que vous pouvez
dissoudre dans l'eau dépend de la température, des corps
étrangers présents et de toutes les autres circonstances
dans lesquelles s'accomplit la dissolution. Au contraire, les conditions
dans lesquelles on expérimente ne peuvent rien sur la composition
d'une combinaison chimique. Par exemple, selon les conditions de l'expérience,
il peut, ou non, se produire de l'eau, mais toutes les fois qu'il se forme
de l'eau, cette eau provient d'une certaine masse d'hydrogène et
d'une masse d'oxygène huit fois plus grande.
Cette proportion
définie qui permit de distinguer les combinaisons chimiques
des mélanges physiques, permit aussi de définir la formule
chimique d'un corps. Puisque chaque corps entrait dans une combinaison
suivant une proportion définie, il était alors possible de
lui attribuer un nombre relatif à cette proportion. Par exemple,
comme on savait qu'il fallait une masse huit fois plus importante d'oxygène
que d'hydrogène pour former de l'eau, on pouvait associer à
l'hydrogène, représenté par le symbole H, le nombre
1 (H=1), et à l'oxygène, représenté par le
symbole O, le nombre 8 (O=8). On pouvait alors attribuer à l'eau
la formule chimique HO (dite formule brute). Mais, comme l'oxygène
et l'hydrogène entraient aussi dans d'autres combinaisons, les chimistes
furent obligés d'adopter une convention cohérente
avec toutes les combinaisons connues. Ainsi, on a finalement associé
à l'oxygène le nombre 16 (l'hydrogène a gardé
le nombre 1) ; la formule brute de l'eau est donc devenue
H2O (les proportions étant respectées
puisque 1 x O :
2 x H =
8).
À cette formule
brute on associa ensuite une formule développée. Les chimistes
avaient en effet remarqué que, lors de réactions, certains
corps pouvaient se substituer à d'autres corps. Par exemple, un
équivalent d'hydrogène dans l'eau -- c'est-à-dire
la moitié de la masse d'hydrogène qui participait à
la combinaison -- pouvait être remplacé par l'équivalent
d'un autre élément X. La formule de ce nouveau corps était
donc XHO. En étudiant précisément les différentes
réactions chimiques, les chimistes établirent alors des règles
de substitution. À chaque corps on associa un nombre de valences,
de telle sorte que des éléments se combinent en échangeant
deux à deux leurs valences. Si, par exemple, le nombre de valences
de l'hydrogène est 1 et celui de l'oxygène est 2, l'oxygène
peut échanger ses deux valences avec deux hydrogènes. Le
corps X ci-dessus ne peut se substituer à un équivalent d'hydrogène
que s'il ne possède qu'une valence, comme l'hydrogène. De
même, le chlore (formule : Cl), qui ne possède
qu'une valence, peut échanger une valence avec l'hydrogène
et la combinaison constitue ainsi l'acide chlorhydrique (formule
: HCl). Cela permit, en représentant chaque valence par un
trait (-), de définir une formule, dite développée,
pour chaque combinaison chimique : H -
O - H pour l'eau, H -
Cl pour l'acide chlorhydrique. L'intérêt d'une telle
notation était net. Lorsqu'on connaissait la formule d'un composé,
on voyait immédiatement quels étaient les corps divers auxquels
il pouvait donner naissance par voie de substitution (H -
O - H pouvait donner H -
O - X et même X -
O - X, mais pas X -
O).
Ce développement
historique de la chimie -- simplifié ici, mais raconté en
détail dans le livre -- accrut, au XIXe
siècle, la crédibilité de l'hypothèse atomique.
Car, bien qu'il soit possible d'utiliser les nouveaux symboles chimiques
sans faire référence aux atomes -- et de fait, c'est ce que
nous avons fait jusqu'ici --, il était néanmoins très
facile de les interpréter suivant l'hypothèse atomique. On
pouvait ainsi considérer qu'un corps simple (par exemple, l'oxygène)
était formé par un atome. Les masses de deux atomes différents
étaient alors dans le même rapport que les équivalents
de ces corps simples (par exemple, la masse de l'atome d'oxygène
= 16 fois la masse de l'atome d'hydrogène). De même, on pouvait
considérer que tout corps composé (par exemple, l'eau) était
réductible en molécules et que toutes les molécules
d'un même composé étaient formées d'un certain
nombre, nécessairement entier, d'atomes de chacun des corps simples
qui concouraient à la formation du composé. La formule chimique
exprimait alors simplement quels atomes formaient une molécule du
composé, ainsi que le nombre de ces atomes. Dire que la formule
de l'eau était H2O revenait donc
à dire que la molécule d'eau renfermait deux atomes d'hydrogène
et un atome d'oxygène. Enfin, le nombre de valences devenait une
propriété de l'atome. La formule développée
H - O - H montrait
ainsi que l'atome d'oxygène possédait deux liaisons, telles
les crochets imaginés par les atomistes grecs, et pouvait s'unir
à deux atomes d'hydrogène qui ne possédaient chacun
qu'une liaison. L'interprétation de la chimie en termes d'atomes
semblait donc envisageable.
Mais, pour Pierre
Duhem, cette interprétation conduisait à une impasse. D'abord,
il remarqua que les concepts de la chimie pouvaient être présentés
-- et c'est ce qu'il fit en racontant l'histoire de la notion de mixte
-- sans recourir à la notion d'atome. Ensuite, il remarqua que certains
faits étaient difficiles à interpréter si l'on adoptait
l'hypothèse de l'atome. Mais, surtout, il se demanda comment une
telle hypothèse pouvait être vérifiée expérimentalement.
Par exemple, on pouvait constater par l'expérience que l'eau était
formée avec une masse d'oxygène, aux erreurs de mesure près,
huit fois supérieure à celle de l'hydrogène
; on n'établissait pas que la formule de l'eau était
H2O, ou que l'eau était formée
de deux atomes d'hydrogène et d'un atome d'oxygène. La conception
atomiste n'était donc qu'une interprétation plausible. Or,
comment prétendre qu'elle fût la seule possible ?
Il fallait donc, pour Pierre Duhem, se contenter de considérer les
symboles chimiques (formule brute, formule développée...)
comme des instruments de classification et de découverte, et non
comme le reflet de la structure réelle des corps chimiques.
Ce rejet de l'hypothèse
atomique était d'autant plus fort, chez Pierre Duhem, que, comme
il le fit remarquer, ces symboles pouvaient certes être utiles pour
classer les corps chimiques, mais ils ne permettaient pas de déterminer
le moment où une réaction avait réellement lieu. Si,
par exemple, on mélangeait de l'oxygène et de l'hydrogène
dans des conditions données de température et de pression,
comment savoir si ces deux corps allaient effectivement se combiner pour
former de l'eau ? Et s'ils se combinaient, la combinaison
était-elle totale ou partielle ? Pour le savoir, il
fallait établir des lois qui président aux combinaisons et
aux décompositions, et cela ne pouvait se faire qu'en étudiant
les changements physiques mesurables -- température, masse, pression,
etc. -- qui accompagnent les actes de mixtion, et non pas en imaginant
sous les réactions chimiques des unions et des séparations
d'atomes.
Or, il existe bien
une discipline -- la thermodynamique -- qui, tout en ne s'appuyant pas
sur les hypothèses des atomistes, établit les lois qui président
aux réactions chimiques. C'était donc sur elle, aux yeux
de Pierre Duhem, qu'il fallait bâtir l'édifice de la physique
et de la chimie, et non sur l'imagination des atomistes. D'autant plus
que l'essor de la thermodynamique, depuis la seconde moitié du dix-neuvième
siècle, lui faisait penser qu'elle était en train de devenir
la discipline reine des sciences de la matière. Or, se contenter
d'observer, comme le fait la thermodynamique, dans une réaction
chimique le changement d'un corps en un autre corps doué de propriétés
différentes, sans y chercher la présence d'hypothétiques
atomes, c'est redonner du crédit à l'approche aristotélicienne.
Plutôt que de postuler la persistance des atomes et leur juxtaposition
dans le mixte, la thermodynamique observe des changements de propriétés
et est ainsi conduite à considérer que les éléments,
possédant certaines propriétés, cessent d'exister
au moment où le mixte, possédant d'autres propriétés,
est engendré. Aux yeux de Pierre Duhem, l'histoire des sciences
semblait donc redonner raison à Aristote après plusieurs
siècles de rejet.
Après une
apparente victoire des hypothèses atomistes (du XVIe
au XIXe siècle), Pierre Duhem, l'un
des plus brillants promoteurs de la thermodynamique, constata donc que
la physique de son époque tendait à reprendre une forme aristotélicienne.
Du moins, c'était son interprétation de l'évolution
récente de la science. La compréhension de l'histoire de
la notion de mixte, comme il la retraça brillamment dans ce livre,
aurait donc dû nous conduire à adopter le point de vue d'Aristote.
Il peut paraître ironique que la physique de notre siècle
se soit tournée de nouveau vers une conception atomiste de la matière.
Faudrait-il en conclure que l'histoire des sciences n'est pas une bonne
conseillère et que la science doit s'en méfier ?
Pas sûr ! C'est que l'atomisme actuel n'a plus grand
chose à voir avec l'atomisme du début du siecle :
il a remplacé tout aspect figuratif par un formalisme mathématique
comme le préconisait justement Pierre Duhem. Ce qui pourrait laisser
penser que l'atomisme actuel a, paradoxalement, confirmé son point
de vue ! De toute façon, quelle que soit la solution
de ce problème délicat, ce livre écrit dans un style
clair et élégant est d'un grand intérêt
: par la richesse de l'information et par la pertinence des réflexions
auxquelles il nous convie, il comblera tout amateur d'histoire des sciences
et de philosophie.
Thomas LEPELTIER,
le 4 octobre 1998.
Renseignements divers sur le livre :
192 pages
ISBN 2-213-01528-7
79 FF (1998)