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Thomas Lepeltier

  LA  NOTION  DE  FINALITÉ : UNE  INTRODUCTION
 
 
à propos de :
 La finalité dans la nature.
De Descartes à Kant.
 
par Colas DUFLO
 
PUF (Philosophies), 1996.
 

       Que penser de la notion de finalité ? Est-elle une notion périmée ? Est-il encore pertinent de l'utiliser, ou faut-il la rejeter définitivement ? Certains y voient un processus réellement en oeuvre dans le monde. Mais pour d'autres ce n'est là qu'une illusion qui consiste à appliquer à la nature des catégories tirées de la perception de nos actions. S'y ajoute le problème théologique : si Dieu existe, n'a-t-il pas créé le monde en vue d'une fin ? Dans ce cas, rappeler l'existence divine suffirait à justifier la présence de la finalité de la nature. Est-ce pour autant que les causes finales sont accessibles à notre entendement ? Autant de questions auxquelles il serait prématuré de répondre avant d'avoir évalué précisément les tenants et les aboutissants du concept de finalité. C'est justement à parcourir les débats autour de ce concept suivant une perspective historique -- de Bacon et de Descartes jusqu'à Kant et Bernardin de Saint-Pierre -- que nous invite Colas DUFLO dans ce petit livre très accessible (voir  sommaire).
 
       Roger BACON (1561-1626) trouvait le finalisme trop anthropocentriste et anthropomorphiste pour être une notion légitime en science. Si pour comprendre une action humaine, il trouvait normal qu'on prenne en compte la fin que son auteur se proposait, il n'admettait pas que l'on transpose cette approche à l'étude de la nature. Cette tendance à dépasser le comment vers le pourquoi proviendrait de la volonté et de l'impatience de tout connaître qui animent tout homme. Mais en raison de ses propres limites, il ne pourrait forger ainsi que des explications à son image et non à celle de la nature.
       C'est dans le cadre de la mathématisation et de la mécanisation du monde qui se développent au XVIe et XVIIe siècles que DESCARTES (1596-1650) reprendra quant à lui ce rejet du finalisme. C'est qu'en effet la notion de finalité pouvait difficilement être mise en équation ou expliquée géométriquement et elle était inutile pour savoir comment les choses fonctionnaient. La question des intentions de Dieu pouvait néanmoins toujours se poser : si Dieu avait créé le monde -- comme Descartes l'admettait -- il n'était pas concevable qu'il l'ait fait sans but ; n'était-il pas alors légitime de chercher dans Son OEuvre les fins dont elle devait témoigner ? Mais Descartes ne pouvait accepter cet argument parce qu'il lui paraissait impossible que l'entendement fini de l'homme puisse connaître les fins d'un Dieu infini. Sans compter que rechercher des causes finales s'opposait aux préceptes de sa méthode. Descartes voulait en effet qu'on décompose tout problème jusqu'à des notions simples et évidentes pour le reconsidérer ensuite suivant une complexité croissante. Or, une explication par les causes finales, en privilégiant le global sur le particulier, le tout sur la partie, ne pouvait qu'enfreindre ces règles.
       Ce n'est pas pour autant que Descartes rejetait l'idée d'une finalité dans la nature. S'il reconnaissait avec le finaliste que la nature avait été créée pour la gloire de Dieu, et que le soleil, par exemple, avait été fait pour nous éclairer, il trouvait simplement ridicule de considérer que le soleil n'avait été fait que pour cette raison. C'était même dévaloriser la création divine. En sorte que la finitude de l'homme, ignorant des fins divines, et le respect d'une saine méthode n'impliquaient qu'un rejet méthodologique du finalisme. Pourtant, reconnaître que l'ordre des raisons n'était pas calqué sur l'ordre des choses, c'était risquer d'ôter toute pertinence à sa méthode. Sur quoi notre façon de penser fonderait-elle sa légitimité si elle ne reflétait pas l'enchaînement des phénomènes ? Pour sortir de cette tension interne au système cartésien, deux possibilités s'offraient : rabattre l'ordre du monde sur l'ordre des raisons et supprimer la finalité dans la nature ; ou inversement, étendre l'ordre des raisons à l'ordre du monde et réintroduire le finalisme dans la méthode. Spinoza choisit la première voie ; Leibniz la seconde.
       Tout le système de SPINOZA (1632-1677) repose sur l'idée que Dieu est identique à la nature. Mais, loin de se plonger dans une vision mystique, Spinoza cherchait dans la méthode mathématique le moyen de rationaliser cette intuition première. En tout cas, il en résultait que rien n'était extérieur à Dieu, lequel ne pouvait être privé de quoi que ce soit. Agir en vue d'une fin aurait témoigné de sa part d'un manque. Le supposer était, aux yeux de Spinoza, contester à Dieu sa perfection. Toute chose procédait donc de la nécessité de la nature divine, comme les propriétés du triangle, par exemple, dérivent de son essence. Dans un déterminisme si absolu, il ne pouvait pas y avoir de place pour le finalisme.
       Comment expliquer alors que les hommes croient aux causes finales ? Pour Spinoza, c'est tout simplement en raison de l'ignorance des causes qui l'animent que l'homme pense agir en vue d'une fin qu'il aurait librement choisie. L'homme transporte ensuite ce schéma à l'ensemble de la nature pour considérer enfin que Dieu lui-même dirige tout vers une certaine fin. Mais Dieu étant nécessairement bon, l'homme ne comprend pas la présence du mal. Il se dit alors que les voies de la providence sont impénétrables, et renonce à tout expliquer. Pour se dégager de ces préjugés, Spinoza pensait qu'il suffisait d'appliquer le raisonnement mathématique à la nature : la finalité et le mal n'y avaient plus de sens, et le monde pouvait être décrété intelligible. Or, en s'appuyant aussi sur le raisonnement mathématique, Leibniz argua au contraire de la nécessité de la prise en compte du finalisme.
       C'est le principe de moindre action qui convainquit LEIBNIZ (1646-1716) de réintroduire l'explication finaliste en physique. Ce principe affirme que la nature suit les voies les plus simples ; par exemple, que la lumière empreinte le chemin le plus court pour aller d'un point à un autre. C'était reconnaître que la trajectoire était déterminée par sa fin. Or, ce principe fut nécessaire à Leibniz pour la construction de son optique. Il en conclut que le mécanisme et le finalisme ne devaient plus s'exclure comme chez Descartes, mais qu'ils devaient être considérés comme complémentaires : le finalisme permettant souvent d'orienter une recherche qui serait aveugle sans cela. L'étude des organismes vivants rendait d'ailleurs manifeste cette utilisation des causes finales, puisque chaque partie n'était compréhensible que par rapport à l'ensemble de l'organisme. Sans compter que cette réhabilitation du finalisme ne se plaçait pas uniquement sur un plan méthodologique.
       Descartes se refusait à considérer les causes finales tout en reconnaissant l'existence d'un Dieu agissant en vue d'une fin. Quant à Spinoza, son refus des causes finales était lié à l'affirmation que Dieu ne se proposait aucune fin en agissant. Mais une fois montré que ce refus n'était pas raisonnable puisqu'une physique s'appuyant sur un principe finaliste était plus efficace que celle qui n'y prenait pas appui, Leibniz pouvait affirmer face à Descartes que les fins divines n'étaient pas inaccessibles, et face à Spinoza que Dieu, nécessairement bon, avait créé le meilleur des mondes possible. Non pas le meilleur des mondes possible pour telle ou telle personne, mais le meilleur des mondes possible du point de vue de sa globalité. C'est pourtant surtout l'aspect méthodologique de ce finalisme que le XVIIIe retiendra ; notamment en utilisant le principe de moindre action en physique, ou pour l'étude des êtres vivants. Le malheur des hommes frappait en effet trop les consciences pour que l'on puisse aussi admettre que le monde avait été construit de la manière la plus souhaitable.
       Le tremblement de terre de Lisbonne, en 1755, joua sur ce plan un rôle capital. En quelques instants cette ville très catholique fut quasiment anéantie et l'on recensa des dizaines de milliers de morts. L'événement provoqua la consternation dans toute l'Europe. Comment pouvait-on admettre que tout était pour le mieux ou qu'une providence bienveillante gouvernait la nature ? Ce n'était bien sûr pas la première fois que l'on remarquait l'existence du mal, et Leibniz avait déjà répondu à ce genre d'objection : c'est en raison d'un point de vue partiel que l'homme croit voir le mal ou qu'il se plaint de sa souffrance ; la finalité bienveillante n'a de sens que par rapport au tout ; le mal serait en quelque sorte comme une tache sombre dans un tableau et n'aurait d'autre but que d'en faire ressortir la lumière. Le tremblement de terre de Lisbonne ranima pourtant toutes les oppositions à ce genre de justification de Dieu (ou théodicée).
       VOLTAIRE (1694-1778) fut l'un des premiers à réagir. Pour lui, aucune comparaison ou mise en perspective ne pouvait faire que la souffrance ne soit pas un mal absolu. Mais plus que par des arguments, il combattait toute justification du mal en opposant le fait brut de la douleur. La mort d'un enfant suffisait en effet pour Voltaire à ruiner toute théodicée. Il ne niait pas pour autant la finalité dans la nature. L'horloger ne se reconnaît-il pas à l'horloge ? Mais il rejetait toute explication qui voulait rendre compte de tel ou tel phénomène particulier, comme le désastre de Lisbonne, par des causes finales. Le recours à de telles causes n'était pertinent à ses yeux que si l'on restait au niveau des généralités. C'est-à-dire qu'il combattait l'esprit de système qui cherchait à tout justifier et admettait très bien que la question du mal restât, pour tel et tel événement, sans réponse.
       On ne manqua pas de critiquer cette position de Voltaire. Par exemple, certains penseurs d'inspiration spinoziste lui rappelèrent que tout étant soumis à la nécessité, il n'y avait pas à gémir sur le malheur des hommes. Une fois la finalité récusée, l'interrogation sur le mal disparaissait. Le tort de Voltaire était donc, pour ces penseurs, de garder l'idée d'un Dieu agissant en vue d'une fin, tout en récusant la recherche de causes finales pour tel ou tel événement. Inversement, ROUSSEAU (1712-1778) critiqua Voltaire sur sa mise en cause de la Providence. Il fit remarquer que les maux dont les hommes souffrent ne sont pas si terribles, qu'ils peuvent même leur en épargner de plus cruels, que d'ailleurs leur corruption est la source de leurs souffrances, et pour finir que les maux particuliers contribuent au bien général. Pour Rousseau il est donc clair que Dieu agit pour le bien. Une telle affirmation n'était pourtant pas issue d'une démonstration ; elle était le corollaire de l'affirmation de l'existence de Dieu. En tout cas, elle fut suffisamment persuasive pour inciter Voltaire -- qui se rendit bien compte que récuser la Providence, c'était récuser Dieu -- à défendre à son tour dans ses vieux jours la Providence.
       L'époque n'était pourtant plus aux théodicées. La critique la plus radicale vint de KANT (1724-1804). Il montra l'inconsistance des réfutations de l'existence du mal. Elles étaient vouées au même insuccès que les tentatives de prouver l'existence de Dieu. Il considérait aussi que l'existence de Dieu et les causes finales s'appuyaient l'une sur l'autre. Il était donc tentant de récuser ces dernières. Pourtant la moindre étude des êtres vivants montrait la difficulté qu'il y avait à s'en débarrasser. Il fallait donc rendre compte du fait qu'il était impossible de prouver l'existence de la finalité dans la nature mais qu'il était pourtant nécessaire de recourir à un certain finalisme pour comprendre cette même nature.
       Tous les débats jusqu'à Kant avaient tourné autour de la question de savoir s'il y avait ou non de la finalité dans la nature. Certains soulignaient que tout se produisait suivant des causes mécaniques. D'autres affirmaient au contraire que certaines productions s'expliquaient par des causes finales. Dans le premier cas, la nature se développait de façon autonome, par ses propres lois ; il n'était donc plus besoin de Dieu. Inversement, dans le second cas, la présence d'une finalité dans la nature manifestait l'existence de Dieu. Or, Kant montra, en 1755, que les termes de cette alternative étaient mal posés. Pour lui, l'autonomie mécanique de la nature était paradoxalement le témoignage le plus manifeste du Créateur. Ce serait en effet réduire Dieu que de l'imaginer seulement capable de créer une nature dépendant en permanence de Son Intervention pour fonctionner.
       À partir de la Critique de la raison pure (1781), le problème se trouva encore déplacé. Kant venait d'établir que la connaissance ne pouvait dépasser les bornes de l'expérience. Aussi la finalité apparente (qui relève du particulier) n'était-elle plus suffisante pour témoigner de l'existence de Dieu (qui relève de la totalité et sort donc du cadre de l'expérience). En retour, elle n'était plus garantie par Lui. Que fallait-il donc en penser ? Kant constatait qu'on ne pouvait pas affirmer qu'il y avait de la finalité, mais que tout se passait comme s'il y en avait. Elle était même nécessaire pour connaître la nature. Kant l'érigea donc en idée régulatrice, c'est-à-dire qu'il la considéra comme une idée servant à diriger vers une plus grande unité les recherches concernant la nature. En sorte que Kant ne disait plus s'il y avait de la finalité dans la nature, mais il disait que cette idée de finalité servait à chercher comment était la nature. Considérer la finalité comme un principe directeur n'enlevait rien à la nécessité de pousser aussi loin que possible l'explication mécanique. Mais admettre la finalité en ce sens revenait à reconnaître que la raison humaine ne pouvait comprendre la nature qu'en cherchant une unité derrière la multiplicité des phénomènes. D'ailleurs Descartes, qui rejetait les causes finales de sa physique, la faisait reposer entièrement sur l'unité du projet divin. Quant à Leibniz, qui considérait que la finalité était présente dans la nature, son tort était de dépasser le cadre de l'expérience et d'affirmer l'existence de ce qui n'était qu'un principe directeur de la pensée. Kant affirmait au contraire que nous ne pouvons pas connaître la finalité, mais qu'il faut néanmoins l'admettre en tant que principe d'une unité posée par notre raison afin de comprendre la nature, ou encore en tant que condition de possibilité de notre pensée. De là à savoir s'il y avait de la finalité dans la nature... cela n'était pas permis à notre entendement.
 
       Le débat entre finalistes et anti-finalistes serait donc sans objet, puisque sans solution. Telle était du moins la conclusion de Kant. Il n'en reconnaissait pas moins que tout jugement de goût était finaliste, puisqu'une chose était tenue pour belle à ses yeux quand sa perception laissait apparaître de la finalité ; une finalité subjective, précisait-il, qui ne se rapportait à aucune fin déterminée (l'objet beau apparaît tel qu'il doit être sans que l'on sache à vrai dire ce qu'il doit être). Cela suffisait en tout cas à reconnaître -- à entériner suggère Colas Duflo -- un hiatus entre la démarche du scientifique et celle de l'artiste. Le premier ne devait admettre la finalité que comme principe directeur de ses recherches, mais ne devait pas utiliser de causes finales dans ses explications. Le second devait au contraire s'efforcer d'imprégner son regard d'un finalisme diffus pour être sensible à la beauté des choses. C'est ce que symbolise bien un écrivain comme BERNARDIN DE SAINT-PIERRE (1737-1814) qui « inventa » en littérature la description moderne de la nature. Colas Duflo nous montre en effet, dans son dernier chapitre, que l'auteur de Paul et Virginie (1788) inaugure toute une poétique où tout élément de la nature se retrouve lié aux autres dans un réseau de correspondances. Aux descriptions analytiques qui séparent et décomposent la nature propre aux scientifiques, Bernardin de Saint-Pierre substitue une peinture qui fait apparaître une réalité harmonieuse où tout fait sens selon un schéma finaliste. Un tel rejet de la froide description permit même de révéler la beauté d'objets -- la mer, la montagne, l'orage... -- qui, avant cette fin du XVIIIe siècle, n'étaient pas considérés comme beaux. Ainsi le regard « finaliste » de Bernardin de Saint-Pierre qui allait inspirer de nombreux artistes -- notamment les romantiques -- était à même d'enchanter la nature.
       Le monde constitué par ce regard artistique n'a plus grand chose à voir avec celui du scientifique. Ce divorce est toujours le nôtre. Faut-il s'en plaindre ? Non, conclut Colas Duflo dans cette limpide et pertinente histoire de la notion de finalité. La diversité des regards n'est-elle pas préférable à la vision unique ?

Thomas LEPELTIER,
le 28 mars 1999.
 
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Sommaire
Introduction 
I. La mise à l'écart méthodique des causes finales 
II. " La nature n'agit pas pour une fin ". Démontage et refus du finalisme chez Spinoza 
III. Leibniz : la finalité retrouvée 
IV. Le tremblement de terre de Lisbonne et la fin des théodicées 
V. La solution critique 
VI. La finalité dans le paysage : la description de la nature chez Bernardin de Saint-Pierre 
Conclusion 
Documents joints : 
-- Extrait de l'article « Causes finales » de d'Alembert dans l'Encyclopédie. 
-- Extrait de la préface de la IVe partie de l'Éthique de Spinoza. 
128 pages
ISBN 2 13 047741 0
45 FF (1999)