Pour imprimer ce texte avec une meilleure mise en page,
vous pouvez télécharger l'un des fichiers suivants :
|
LA NOTION DE FINALITÉ
: UNE INTRODUCTION
à propos de :
|
La finalité dans la nature.
De Descartes à Kant.
par Colas DUFLO
PUF (Philosophies), 1996.
|
Que penser de la notion
de finalité ? Est-elle une notion périmée
? Est-il encore pertinent de l'utiliser, ou faut-il la rejeter définitivement
? Certains y voient un processus réellement en oeuvre dans
le monde. Mais pour d'autres ce n'est là qu'une illusion qui consiste
à appliquer à la nature des catégories tirées
de la perception de nos actions. S'y ajoute le problème théologique
: si Dieu existe, n'a-t-il pas créé le monde en vue
d'une fin ? Dans ce cas, rappeler l'existence divine suffirait
à justifier la présence de la finalité de la nature.
Est-ce pour autant que les causes finales sont accessibles à notre
entendement ? Autant de questions auxquelles il serait prématuré
de répondre avant d'avoir évalué précisément
les tenants et les aboutissants du concept de finalité. C'est justement
à parcourir les débats autour de ce concept suivant une perspective
historique -- de Bacon et de Descartes jusqu'à Kant et Bernardin
de Saint-Pierre -- que nous invite Colas DUFLO dans ce petit livre très
accessible (voir sommaire).
Roger BACON (1561-1626)
trouvait le finalisme trop anthropocentriste et anthropomorphiste pour
être une notion légitime en science. Si pour comprendre une
action humaine, il trouvait normal qu'on prenne en compte la fin que son
auteur se proposait, il n'admettait pas que l'on transpose cette approche
à l'étude de la nature. Cette tendance à dépasser
le comment vers le pourquoi proviendrait de la volonté
et de l'impatience de tout connaître qui animent tout homme. Mais
en raison de ses propres limites, il ne pourrait forger ainsi que des explications
à son image et non à celle de la nature.
C'est dans le cadre
de la mathématisation et de la mécanisation du monde qui
se développent au XVIe
et XVIIe siècles
que DESCARTES (1596-1650) reprendra quant à lui ce rejet du finalisme.
C'est qu'en effet la notion de finalité pouvait difficilement être
mise en équation ou expliquée géométriquement
et elle était inutile pour savoir comment les choses fonctionnaient.
La question des intentions de Dieu pouvait néanmoins toujours se
poser : si Dieu avait créé le monde -- comme
Descartes l'admettait -- il n'était pas concevable qu'il l'ait fait
sans but ; n'était-il pas alors légitime de
chercher dans Son OEuvre les fins dont elle devait témoigner
? Mais Descartes ne pouvait accepter cet argument parce qu'il lui
paraissait impossible que l'entendement fini de l'homme puisse connaître
les fins d'un Dieu infini. Sans compter que rechercher des causes finales
s'opposait aux préceptes de sa méthode. Descartes voulait
en effet qu'on décompose tout problème jusqu'à des
notions simples et évidentes pour le reconsidérer ensuite
suivant une complexité croissante. Or, une explication par les causes
finales, en privilégiant le global sur le particulier, le tout sur
la partie, ne pouvait qu'enfreindre ces règles.
Ce n'est pas pour
autant que Descartes rejetait l'idée d'une finalité dans
la nature. S'il reconnaissait avec le finaliste que la nature avait été
créée pour la gloire de Dieu, et que le soleil, par exemple,
avait été fait pour nous éclairer, il trouvait simplement
ridicule de considérer que le soleil n'avait été fait
que pour cette raison. C'était même dévaloriser la
création divine. En sorte que la finitude de l'homme, ignorant des
fins divines, et le respect d'une saine méthode n'impliquaient qu'un
rejet méthodologique du finalisme. Pourtant, reconnaître que
l'ordre des raisons n'était pas calqué sur l'ordre des choses,
c'était risquer d'ôter toute pertinence à sa méthode.
Sur quoi notre façon de penser fonderait-elle sa légitimité
si elle ne reflétait pas l'enchaînement des phénomènes
? Pour sortir de cette tension interne au système cartésien,
deux possibilités s'offraient : rabattre l'ordre du
monde sur l'ordre des raisons et supprimer la finalité dans la nature
; ou inversement, étendre l'ordre des raisons à l'ordre
du monde et réintroduire le finalisme dans la méthode. Spinoza
choisit la première voie ; Leibniz la seconde.
Tout le système
de SPINOZA (1632-1677) repose sur l'idée que Dieu est identique
à la nature. Mais, loin de se plonger dans une vision mystique,
Spinoza cherchait dans la méthode mathématique le moyen de
rationaliser cette intuition première. En tout cas, il en résultait
que rien n'était extérieur à Dieu, lequel ne pouvait
être privé de quoi que ce soit. Agir en vue d'une fin aurait
témoigné de sa part d'un manque. Le supposer était,
aux yeux de Spinoza, contester à Dieu sa perfection. Toute chose
procédait donc de la nécessité de la nature divine,
comme les propriétés du triangle, par exemple, dérivent
de son essence. Dans un déterminisme si absolu, il ne pouvait pas
y avoir de place pour le finalisme.
Comment expliquer
alors que les hommes croient aux causes finales ? Pour Spinoza,
c'est tout simplement en raison de l'ignorance des causes qui l'animent
que l'homme pense agir en vue d'une fin qu'il aurait librement choisie.
L'homme transporte ensuite ce schéma à l'ensemble de la nature
pour considérer enfin que Dieu lui-même dirige tout vers une
certaine fin. Mais Dieu étant nécessairement bon, l'homme
ne comprend pas la présence du mal. Il se dit alors que les voies
de la providence sont impénétrables, et renonce à
tout expliquer. Pour se dégager de ces préjugés, Spinoza
pensait qu'il suffisait d'appliquer le raisonnement mathématique
à la nature : la finalité et le mal n'y avaient
plus de sens, et le monde pouvait être décrété
intelligible. Or, en s'appuyant aussi sur le raisonnement mathématique,
Leibniz argua au contraire de la nécessité de la prise
en compte du finalisme.
C'est le principe
de moindre action qui convainquit LEIBNIZ (1646-1716) de réintroduire
l'explication finaliste en physique. Ce principe affirme que la nature
suit les voies les plus simples ; par exemple, que la lumière
empreinte le chemin le plus court pour aller d'un point à un autre.
C'était reconnaître que la trajectoire était déterminée
par sa fin. Or, ce principe fut nécessaire à Leibniz pour
la construction de son optique. Il en conclut que le mécanisme et
le finalisme ne devaient plus s'exclure comme chez Descartes, mais qu'ils
devaient être considérés comme complémentaires
: le finalisme permettant souvent d'orienter une recherche qui serait
aveugle sans cela. L'étude des organismes vivants rendait d'ailleurs
manifeste cette utilisation des causes finales, puisque chaque partie n'était
compréhensible que par rapport à l'ensemble de l'organisme.
Sans compter que cette réhabilitation du finalisme ne se plaçait
pas uniquement sur un plan méthodologique.
Descartes se refusait
à considérer les causes finales tout en reconnaissant l'existence
d'un Dieu agissant en vue d'une fin. Quant à Spinoza, son refus
des causes finales était lié à l'affirmation que Dieu
ne se proposait aucune fin en agissant. Mais une fois montré que
ce refus n'était pas raisonnable puisqu'une physique s'appuyant
sur un principe finaliste était plus efficace que celle qui n'y
prenait pas appui, Leibniz pouvait affirmer face à Descartes que
les fins divines n'étaient pas inaccessibles, et face à Spinoza
que Dieu, nécessairement bon, avait créé le meilleur
des mondes possible. Non pas le meilleur des mondes possible pour telle
ou telle personne, mais le meilleur des mondes possible du point de vue
de sa globalité. C'est pourtant surtout l'aspect méthodologique
de ce finalisme que le XVIIIe
retiendra ; notamment en utilisant le principe de moindre
action en physique, ou pour l'étude des êtres vivants. Le
malheur des hommes frappait en effet trop les consciences pour que l'on
puisse aussi admettre que le monde avait été construit de
la manière la plus souhaitable.
Le tremblement de
terre de Lisbonne, en 1755, joua sur ce plan un rôle capital. En
quelques instants cette ville très catholique fut quasiment anéantie
et l'on recensa des dizaines de milliers de morts. L'événement
provoqua la consternation dans toute l'Europe. Comment pouvait-on admettre
que tout était pour le mieux ou qu'une providence bienveillante
gouvernait la nature ? Ce n'était bien sûr pas
la première fois que l'on remarquait l'existence du mal, et Leibniz
avait déjà répondu à ce genre d'objection
: c'est en raison d'un point de vue partiel que l'homme croit voir
le mal ou qu'il se plaint de sa souffrance ; la finalité
bienveillante n'a de sens que par rapport au tout ; le mal
serait en quelque sorte comme une tache sombre dans un tableau et n'aurait
d'autre but que d'en faire ressortir la lumière. Le tremblement
de terre de Lisbonne ranima pourtant toutes les oppositions à ce
genre de justification de Dieu (ou théodicée).
VOLTAIRE (1694-1778)
fut l'un des premiers à réagir. Pour lui, aucune comparaison
ou mise en perspective ne pouvait faire que la souffrance ne soit pas un
mal absolu. Mais plus que par des arguments, il combattait toute justification
du mal en opposant le fait brut de la douleur. La mort d'un enfant suffisait
en effet pour Voltaire à ruiner toute théodicée. Il
ne niait pas pour autant la finalité dans la nature. L'horloger
ne se reconnaît-il pas à l'horloge ? Mais il
rejetait toute explication qui voulait rendre compte de tel ou tel phénomène
particulier, comme le désastre de Lisbonne, par des causes finales.
Le recours à de telles causes n'était pertinent à
ses yeux que si l'on restait au niveau des généralités.
C'est-à-dire qu'il combattait l'esprit de système qui cherchait
à tout justifier et admettait très bien que la question du
mal restât, pour tel et tel événement, sans réponse.
On ne manqua pas
de critiquer cette position de Voltaire. Par exemple, certains penseurs
d'inspiration spinoziste lui rappelèrent que tout étant soumis
à la nécessité, il n'y avait pas à gémir
sur le malheur des hommes. Une fois la finalité récusée,
l'interrogation sur le mal disparaissait. Le tort de Voltaire était
donc, pour ces penseurs, de garder l'idée d'un Dieu agissant en
vue d'une fin, tout en récusant la recherche de causes finales pour
tel ou tel événement. Inversement, ROUSSEAU (1712-1778) critiqua
Voltaire sur sa mise en cause de la Providence. Il fit remarquer que les
maux dont les hommes souffrent ne sont pas si terribles, qu'ils peuvent
même leur en épargner de plus cruels, que d'ailleurs leur
corruption est la source de leurs souffrances, et pour finir que les maux
particuliers contribuent au bien général. Pour Rousseau il
est donc clair que Dieu agit pour le bien. Une telle affirmation n'était
pourtant pas issue d'une démonstration ; elle était
le corollaire de l'affirmation de l'existence de Dieu. En tout cas, elle
fut suffisamment persuasive pour inciter Voltaire -- qui se rendit bien
compte que récuser la Providence, c'était récuser
Dieu -- à défendre à son tour dans ses vieux jours
la Providence.
L'époque
n'était pourtant plus aux théodicées. La critique
la plus radicale vint de KANT (1724-1804). Il montra l'inconsistance des
réfutations de l'existence du mal. Elles étaient vouées
au même insuccès que les tentatives de prouver l'existence
de Dieu. Il considérait aussi que l'existence de Dieu et les causes
finales s'appuyaient l'une sur l'autre. Il était donc tentant de
récuser ces dernières. Pourtant la moindre étude des
êtres vivants montrait la difficulté qu'il y avait à
s'en débarrasser. Il fallait donc rendre compte du fait qu'il était
impossible de prouver l'existence de la finalité dans la nature
mais qu'il était pourtant nécessaire de recourir à
un certain finalisme pour comprendre cette même nature.
Tous les débats
jusqu'à Kant avaient tourné autour de la question de savoir
s'il y avait ou non de la finalité dans la nature. Certains soulignaient
que tout se produisait suivant des causes mécaniques. D'autres affirmaient
au contraire que certaines productions s'expliquaient par des causes finales.
Dans le premier cas, la nature se développait de façon autonome,
par ses propres lois ; il n'était donc plus besoin
de Dieu. Inversement, dans le second cas, la présence d'une finalité
dans la nature manifestait l'existence de Dieu. Or, Kant montra, en 1755,
que les termes de cette alternative étaient mal posés. Pour
lui, l'autonomie mécanique de la nature était paradoxalement
le témoignage le plus manifeste du Créateur. Ce serait en
effet réduire Dieu que de l'imaginer seulement capable de créer
une nature dépendant en permanence de Son Intervention pour fonctionner.
À partir
de la Critique de la raison pure (1781), le problème se trouva
encore déplacé. Kant venait d'établir que la connaissance
ne pouvait dépasser les bornes de l'expérience. Aussi la
finalité apparente (qui relève du particulier) n'était-elle
plus suffisante pour témoigner de l'existence de Dieu (qui relève
de la totalité et sort donc du cadre de l'expérience). En
retour, elle n'était plus garantie par Lui. Que fallait-il donc
en penser ? Kant constatait qu'on ne pouvait pas affirmer
qu'il y avait de la finalité, mais que tout se passait comme s'il
y en avait. Elle était même nécessaire pour connaître
la nature. Kant l'érigea donc en idée régulatrice,
c'est-à-dire qu'il la considéra comme une idée servant
à diriger vers une plus grande unité les recherches concernant
la nature. En sorte que Kant ne disait plus s'il y avait de la finalité
dans la nature, mais il disait que cette idée de finalité
servait à chercher comment était la nature. Considérer
la finalité comme un principe directeur n'enlevait rien à
la nécessité de pousser aussi loin que possible l'explication
mécanique. Mais admettre la finalité en ce sens revenait
à reconnaître que la raison humaine ne pouvait comprendre
la nature qu'en cherchant une unité derrière la multiplicité
des phénomènes. D'ailleurs Descartes, qui rejetait les causes
finales de sa physique, la faisait reposer entièrement sur l'unité
du projet divin. Quant à Leibniz, qui considérait que la
finalité était présente dans la nature, son tort était
de dépasser le cadre de l'expérience et d'affirmer l'existence
de ce qui n'était qu'un principe directeur de la pensée.
Kant affirmait au contraire que nous ne pouvons pas connaître la
finalité, mais qu'il faut néanmoins l'admettre en tant que
principe d'une unité posée par notre raison afin de comprendre
la nature, ou encore en tant que condition de possibilité de notre
pensée. De là à savoir s'il y avait de la finalité
dans la nature... cela n'était pas permis à notre entendement.
Le débat
entre finalistes et anti-finalistes serait donc sans objet, puisque sans
solution. Telle était du moins la conclusion de Kant. Il n'en reconnaissait
pas moins que tout jugement de goût était finaliste, puisqu'une
chose était tenue pour belle à ses yeux quand sa perception
laissait apparaître de la finalité ; une finalité
subjective, précisait-il, qui ne se rapportait à aucune fin
déterminée (l'objet beau apparaît tel qu'il doit être
sans que l'on sache à vrai dire ce qu'il doit être). Cela
suffisait en tout cas à reconnaître -- à entériner
suggère Colas Duflo -- un hiatus entre la démarche du scientifique
et celle de l'artiste. Le premier ne devait admettre la finalité
que comme principe directeur de ses recherches, mais ne devait pas utiliser
de causes finales dans ses explications. Le second devait au contraire
s'efforcer d'imprégner son regard d'un finalisme diffus pour être
sensible à la beauté des choses. C'est ce que symbolise bien
un écrivain comme BERNARDIN DE SAINT-PIERRE (1737-1814) qui «
inventa » en littérature la description
moderne de la nature. Colas Duflo nous montre en effet, dans son dernier
chapitre, que l'auteur de Paul et Virginie (1788) inaugure toute
une poétique où tout élément de la nature se
retrouve lié aux autres dans un réseau de correspondances.
Aux descriptions analytiques qui séparent et décomposent
la nature propre aux scientifiques, Bernardin de Saint-Pierre substitue
une peinture qui fait apparaître une réalité harmonieuse
où tout fait sens selon un schéma finaliste. Un tel rejet
de la froide description permit même de révéler la
beauté d'objets -- la mer, la montagne, l'orage... -- qui, avant
cette fin du XVIIIe
siècle, n'étaient pas considérés comme beaux.
Ainsi le regard « finaliste » de
Bernardin de Saint-Pierre qui allait inspirer de nombreux artistes -- notamment
les romantiques -- était à même d'enchanter la nature.
Le monde constitué
par ce regard artistique n'a plus grand chose à voir avec celui
du scientifique. Ce divorce est toujours le nôtre. Faut-il s'en plaindre
? Non, conclut Colas Duflo dans cette limpide et pertinente histoire
de la notion de finalité. La diversité des regards n'est-elle
pas préférable à la vision unique ?
Thomas LEPELTIER,
le 28 mars 1999.
Retour
Sommaire
Introduction
I. La mise à l'écart méthodique des causes finales
II. " La nature n'agit pas pour une fin ". Démontage et refus
du finalisme chez Spinoza
III. Leibniz : la finalité retrouvée
IV. Le tremblement de terre de Lisbonne et la fin des théodicées
V. La solution critique
VI. La finalité dans le paysage : la description de la nature
chez Bernardin de Saint-Pierre
Conclusion
Documents joints :
-- Extrait de l'article «
Causes finales » de d'Alembert dans l'Encyclopédie.
-- Extrait de la préface de la IVe
partie de l'Éthique de Spinoza.
128 pages
ISBN 2 13 047741 0
45 FF (1999)
|