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LA PEUR DU BOUDDHISME
AU XIXe
SIECLE
à propos de :
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Le culte du néant.
Les philosophes et le Bouddha.
de Roger-Pol DROIT
Éditions du Seuil, 1997.
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Le bouddhisme bénéficie
actuellement, dans les pays occidentaux, d'un certain courant de sympathie.
Plus qu'une religion, on le considère souvent comme une philosophie
qui prône un certain détachement et cherche à guérir
de tous les tourments suscités par l'existence ; une
sagesse, en quelque sorte. Or, le XIXe
siècle a vu, parfois avec effroi, la doctrine du Bouddha comme l'expression
d'un désir d'anéantissement et d'une fascination pour la
destruction. De quoi effectivement faire peur ! Le bouddhisme
n'allait-il pas saper les bases de la société et de la morale
? Pourtant, progressivement, l'image du Bouddha se transforma pour
apparaître plus inoffensive vers la fin du siècle dernier,
avant de séduire nos contemporains. Ce sont les premiers temps de
cette réception du bouddhisme, principalement de 1820 à 1890,
que nous raconte Roger-Pol DROIT dans ce livre à la fois riche et
limpide.
Il faut d'abord
se rappeler que la découverte occidentale de la doctrine du Bouddha
est relativement récente. La fin du XVIIIe
siècle voit bien se développer les études indiennes
et la philologie sanskrite, mais il faut attendre le début du XIXe
siècle pour que l'on puisse, à partir de la traduction des
textes disséminés en Asie, reconstituer l'enseignement du
Bouddha et y voir une doctrine spécifique (le mot "bouddhisme" n'apparaît
que vers 1820). Avant cela, le Bouddha était vu comme une idole
aux contours mal définis émergeant du "monde primitif" et
assimilé de façon confuse à d'autres divinités.
Or, autant l'Inde et le brahmanisme avaient fasciné et attiré
l'Occident romantique, autant le bouddhisme, après sa "découverte",
parut hideux et provoqua la consternation.
En Allemagne, c'est
HEGEL (1770-1831), le premier, qui définit le bouddhisme comme une
religion où l'homme devait se faire néant pour retourner
à ce néant d'où tout proviendrait. Les spécialistes
de l'Orient avaient pourtant mis en garde contre une telle interprétation
en soulignant la distinction entre nirvâna, traduit par "calme
profond", et anéantissement. Mais pour Hegel, l'association du bouddhisme
et du néant n'était pas complètement négative,
car dans son système le néant était l'équivalent
de l'"Etre pur", de l'Etre libre de toute détermination. Il n'était
donc pas question de faire ici du néant le contraire absolu de l'Etre,
mais de l'identifier à l'Etre indéfini. Il en résulta
que le bouddhisme n'était pas athée pour Hegel :
Dieu était certes néant, mais au sens où il était
l'Etre absolument indéterminé. Ainsi, le bouddhisme ne représentait
en rien à ses yeux l'anéantissement de tout ce qui existait.
Pourtant, c'est dans ce sens que les propos du philosophe, détachés
de leur contexte, allaient être interprétés.
En France, c'est
à partir des travaux d'Eugène BURNOUF (1801-1852) que commença
véritablement la peur du bouddhisme. Pourtant, ce savant qui a considérablement
fait progresser les études bouddhistes ne peut être tenu pour
responsable du déchaînement qui suivit. Son analyse du bouddhisme
penchait, certes, vers la thèse d'un culte du néant. Mais
son propos était mesuré : il laissait place
à la circonspection et appelait une étude plus approfondie.
Pourtant, cette prudence ne fut pas respectée et le Bouddha se vit
transformé par ses lecteurs en épouvantail nihiliste. On
assista alors à une véritable levée de boucliers contre
cette "menace" orientale. Le bouddhisme fut taxé d'erreur monstrueuse,
de religion repoussante, de doctrine absurde et de système hideux...
Aucune injure ne lui fut épargnée. En identifiant Bouddha
à Satan, les catholiques se convainquirent même de la nécessité
de retourner évangéliser cet Orient dont le culte du néant
défiait tout bon sens et risquait de venir saper les bases de la
société.
Les philosophes
français emboîtèrent le pas. C'est d'ailleurs Victor
COUSIN (1792-1867), l'un des plus influents, qui créa l'expression
"culte du néant" pour désigner le bouddhisme. Il fut l'un
des premiers à être convaincu de l'existence en Inde de textes
véritablement philosophiques. Aussi aurait-on pu s'attendre de sa
part à un accueil plus chaleureux du bouddhisme. Mais l'idée
d'anéantissement le perturbait. Il lui était incompréhensible
que l'on puisse avoir pour visée unique de n'être plus rien.
Le désir ne pouvait vouloir sa propre suppression. Ainsi, malgré
son intérêt pour les philosophies orientales, il ne cessa
de condamner cette "anti-religion" qu'était à ses yeux le
bouddhisme. Son disciple, Barthélemy SAINT-HILAIRE, autre grande
figure de l'université française, le suivit dans cette condamnation.
À la fois convaincu que le bouddhisme n'était qu'un culte
du néant et qu'un être humain ne pouvait pas désirer
le néant, il en vint à mettre en doute l'appartenance des
bouddhistes à l'espèce humaine !
Un auteur comme
Arthur de GOBINEAU (1816-1882) n'était pas en reste. Pour ce dernier,
le mélange des races par métissage engendrait la dégénérescence
des races supérieures et devait inéluctablement conduire
l'humanité au néant. Or, à ses yeux, les bouddhistes
ne voulaient pas seulement supprimer les castes brahmaniques, mais se proposaient
d'anéantir toute structure hiérarchique dans la société.
Aussi le bouddhisme ajoutait-t-il au néant racial de l'avenir, la
menace d'un néant social.
Face à ce
rejet généralisé du bouddhisme en cette première
moitié du XIXe
siècle, se dresse la figure d'Arthur SCHOPENHAUER (1788-1860). Loin
de voir dans la doctrine du Bouddha autre chose qu'un culte du néant,
ce dernier en fit l'éloge justement parce qu'elle prônait
un tel culte. C'est que, pour un pessimiste comme Schopenhauer, le vouloir-vivre
de chacun de nous est absurde et ne peut qu'apporter des souffrances
: il engendre toujours de nouveaux besoins qui ne peuvent jamais
être complétement satisfaits. C'est pourquoi il estime qu'il
faut renoncer au désir de prolonger l'existence et retrouve ainsi
dans la bouddhisme certains thèmes de sa philosophie pessimiste.
Si, du vivant de
Schopenhauer, rares furent ceux qui n'étaient pas saisis d'effroi
par le bouddhisme, les années qui suivirent sa mort (à partir
de 1860) virent l'image de cette religion orientale devenir progressivement
plus inoffensive. Pour Hippolyte TAINE (1828-1895), par exemple, le bouddhisme
n'avait rien d'effrayant. Certes, à ses yeux, il existait bien un
culte du néant, mais cette religion se caractérisait avant
tout par sa compassion. Cette lecture était novatrice, puisqu'elle
permettait un rapprochement avec le christianisme, même si l'amour
chrétien lui paraissait "plus mesuré et plus sain". Son appréciation
du bouddhisme demeure tout de même ambiguë : s'il
voyait en lui un facteur de paix et de sérénité, c'était
au détriment des forces vitales et des capacités créatives.
NIETZSCHE (1844-1900)
aussi considérait que le bouddhisme n'était pas favorable
au développement du pouvoir créateur des individus. Or, pour
ce philosophe, il incombait justement à toute personne de développer
sa puissance créatrice. Cela impliquait de dire "oui" à la
vie dans sa totalité, douleurs comprises. Aussi n'était-il
pas question de préférer l'indolence à l'action, la
paix au conflit ou le renoncement à l'esprit de conquête.
Le bouddhisme ne pouvait donc apparaître à Nietzsche que comme
un signe de faiblesse. Certes, il n'était pas à condamner
complètement : une doctrine qui ne parlait pas d'au-delà
et de transcendance faisait preuve de beaucoup de lucidité. Il n'en
demeure pas moins qu'aux yeux de Nietzsche le bouddhisme, comme le christianisme,
était une entreprise de négation de la vie. Aussi regrettait-t-il
que l'on subisse son influence.
Et effectivement
en cette fin du XIXe
siècle, quelques écrivains, influencés par Schopenhauer,
s'ouvrirent à la doctrine du Bouddha. Pris de mélancolie,
ils se retrouvaient dans cette doctrine qui prônait un certain renoncement
face à la vie. Le bouddhisme en perdit sa figure effrayante. On
oublia même le néant. Puis les études savantes ayant
par ailleurs bien progressé, plus personne ne vit le bouddhisme
comme un culte du néant. Le XIXe
siècle arrêta enfin de se faire peur...
Voici, esquissées
très sommairement, les grandes articulations de la constitution
de ce "bouddhisme imaginaire" tel que nous le retrace en détail
Roger-Pol Droit dans ce livre fort instructif. L'Europe ne comprit pas
tout de suite que le bouddhisme n'était pas l'anéantissement
de l'âme, mais son calme profond, sa parfaite apathie. Elle confondit
silence et négation, suspension et refus, ou encore abstention et
destruction. À moins, comme le suggère Roger-Pol Droit dans
sa conclusion, qu'elle n'ait pas voulu comprendre. Après tout, cette
image du bouddhisme n'était-elle pas l'image que l'Europe se donnait
d'elle-même sans se l'avouer ? Ce dont elle prit peur,
c'était de sa propre dissolution. Elle se voyait devenir une société
sans Dieu, sans classes, sans énergie vitale. L'image de son propre
chaos la hantait. Aussi tenta-t-elle de conjurer les forces négatives
qui la travaillaient en s'inventant un bouddhisme à la mesure de
ses phobies...
Thomas LEPELTIER,
le 15 octobre 1998.
Renseignements divers sur le livre :
-- Bibliographie
chronologique abrégée des publications orientalistes
consacrées au bouddhisme entre 1800 et 1890
-- Autres sources
bibliographiques :
-- Principaux textes philosophiques du XIXe
siècle relatifs au bouddhisme
-- Orientation bibliographique générale
-- Index des noms
d'auteurs
-- 368 pages
-- ISBN 2-02-012507-2
-- 140 FF (1998)