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LE ROLE
DE LA VIOLENCE
DANS LES SOCIÉTÉS
PRIMITIVES
à propos de :
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Archéologie de la violence.
La guerre dans les sociétés primitives.
de Pierre CLASTRES
Éditions de l'Aube (Monde)
en cours -- Stratégie), 1997.
Réédition d'un article publié
dans la revue Libre (1977).
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Quand les Européens
débarquèrent sur les côtes du Nouveau Monde, ils furent
stupéfaits de découvrir des peuples vivant en dehors de toute
structure politique hiérarchisée. Certes, partout ils trouvèrent
des chefs mais jamais ces derniers ne commandaient, et personne n'obéissait
à personne. Ce ne fut pas l'unique surprise. Ces peuples semblaient
indifférents aux richesses et s'adonnaient en permanence à
la guerre. La raison profonde fut rapidement entendue : ces
hommes vivant à l'état de nature n'avaient point encore fondé
de véritable société. Ce n'était en quelque
sorte que des sauvages, des primitifs. Ce constat alimenta les réflexions
théoriques d'un Thomas HOBBES (1588-1679) pour qui l'homme à
l'état de nature se définit par « la guerre
de chacun contre chacun ».
Curieusement l'ethnologie
contemporaine reste silencieuse sur la présence permanente
de la guerre reconnue par les premiers observateurs. Pierre CLASTRES (1934-1977)
pense que ce silence provient de l'incapacité des ethnologues à
penser la guerre dans sa dimension purement politique. Leurs a priori
les empêcheraient en effet d'en reconnaître le rôle essentiel.
Il nous propose donc, dans ce petit livre, une réflexion générale
sur les sociétés dites « primitives
» qui donne une place prépondérante à
la guerre. Il en ressort que ces sociétés plutôt que
d'être sans État -- c'est-à-dire, n'étant
pas encore arrivées au stade de l'État --, seraient des sociétés
contre l'État...
Pierre Clastres
considère qu'il existe trois types de discours sur la guerre, mais
qu'aucun n'est à même de penser la guerre comme phénomène
inhérent aux sociétés primitives. Selon le premier,
dont le principal représentant fut André LEROY-GOURHAN (1911-1986),
la violence humaine aurait ses racines dans l'être biologique de
l'homme. L'homme serait violent comme le serait l'animal. D'où l'identification
de l'économie primitive à une économie de la prédation.
Leroi-Gourhan peut alors concevoir la guerre comme une extension de la
chasse, c'est-à-dire comme une chasse à l'homme. Le social
est ainsi rabattu sur le naturel, l'institutionnel sur le biologique. Or,
Pierre Clastres fait remarquer que l'agressivité du guerrier est
inconnue du chasseur. L'appétit, qui est la motivation de ce dernier,
n'apparaît donc pas comme le moteur de la guerre.
Le deuxième
type de discours s'appuie sur une vision économique. Partant de
l'idée populaire que les « sauvages »
vivent dans un état de misère, on considère souvent
que l'économie primitive est une économie de subsistance.
Ne parvenant pas à dominer le milieu dans lequel ils vivent, les
primitifs ne pourraient que se procurer juste de quoi survivre. Le conflit
armé serait alors un moyen d'obtenir, aux dépens des autres,
les rares ressources disponibles. Or, pour Pierre Clastres, cette vision
ne correspond pas aux observations ethnologiques. Le primitif y apparaît
plutôt comme quelqu'un qui, ayant peu de besoins, trouve facilement
de quoi vivre convenablement. La société primitive produit
ainsi, sans y passer beaucoup de temps et sans dépenser beaucoup
d'énergie, exactement ce dont elle a besoin. D'aucuns y ont vu pour
cette raison la première société d'abondance, ou de
loisirs. L'explication de la guerre par la pénurie devient alors
incompréhensible. D'ailleurs, si les primitifs étaient engagés
à plein temps dans une recherche épuisante de la nourriture,
où trouveraient-ils le temps supplémentaire pour guerroyer
contre leurs voisins ?
Après les
explications biologique et économique est présentée
l'amorce d'une explication politique. Celle-ci, formulée par Claude
LÉVI-STRAUSS (né en 1908), présente la guerre comme
l'issue de transactions malheureuses. Cette interprétation découle
de sa conception de la société qui stipule que cette dernière
est fondée sur l'échange entre communautés. Mais en
contrepartie de la priorité accordée à cette activité,
la guerre ne peut plus être pensée en elle-même. Si
ce qui est premier et vital pour une société c'est effectivement
l'échange, la guerre n'est plus qu'un simple accident. Cette interprétation
sous-entend donc que la société primitive serait pensable
sans elle. Or ceci semble contredit par les données ethnographiques
puisqu'elles indiqueraient, unanimement selon Pierre Clastres, que la place
de la guerre n'est pas secondaire par rapport à celle de l'échange.
La guerre ne pourrait donc pas être considérée comme
la simple conséquence d'un échange raté.
Après l'analyse
des différents discours sur la guerre, Pierre Clastres peut alors
montrer qu'il n'est pas possible de penser la société primitive
sans la guerre. Considérant que la vie matérielle des sociétés
primitives se déroule sur fond d'abondance, et que le mode de production
tend vers un idéal d'autarcie, il estime que chaque communauté
aspire à produire elle-même tout ce dont elle a besoin et
exclut par là même la nécessité de relations
économiques avec les groupes voisins. Cette recherche d'autarcie
s'accompagnerait d'un fort sentiment d'appartenance et d'un idéal
d'indépendance politique. Et c'est bien sûr face à
l'étranger que chaque communauté affirmerait son droit exclusif
sur un territoire déterminé.
L'autarcie économique
et l'indépendance politique devraient permettre à chaque
groupe de vivre sans contact avec les autres, la violence ne pouvant surgir
que dans les rares cas de violation de territoire. Mais cela ne donnerait
que des guerres défensives, alors qu'elles sont souvent offensives.
C'est pourquoi il faut aussi prendre en compte, toujours selon Pierre Clastres,
le fait que la société primitive est une société
sans hiérarchie où personne n'obéit à personne.
La guerre devient alors le moyen de maintenir son unité. La société
ne peut se penser comme une totalité qu'en excluant l'Autre (de
la dimension territoriale, économique, politique) et ne peut lutter
contre ses propres tendances à la division qu'en se ressoudant dans
le conflit armé.
Mais autant une
politique fondée sur l'échange ou l'amitié ferait
perdre à chacun son autonomie et sa spécificité, autant
une guerre généralisée risquerait de laisser en présence
un vainqueur et un vaincu. Or, selon Pierre Clastres, rien n'est plus important
pour une société primitive que son autonomie et son homogénéité.
C'est pourquoi si elle cherche la guerre, elle se doit aussi d'empêcher
que le conflit ne débouche sur une défaite définitive
qui entraînerait la dépendance des vaincus et ainsi des divisions
sociales. D'où la nécessité d'assurer ses arrières
au moyen d'entreprises diplomatiques. Mais, en raison du rejet d'une politique
fondée sur l'amitié, ces alliances nouées avec certaines
communautés voisines ne reposeraient pas sur la confiance. Elles
ne seraient consenties qu'à contrecoeur, et uniquement en raison
du danger qu'il y aurait à s'engager seul dans des opérations
militaires. L'alliance ne serait en quelque sorte qu'une tactique.
Quant aux échanges,
ils s'inscrivent pour Pierre Clastres dans les réseaux d'alliance.
Les partenaires échangistes seraient les alliés, la sphère
de l'échange recouvrirait exactement celle de l'alliance. Il y aurait
échange parce qu'il y aurait alliance et l'échange n'irait
pas au-delà de l'alliance. C'est pourquoi Pierre Clastres considère
que Lévi-Strauss se trompe quand il affirme que la société
primitive veut l'échange, ou que l'échange est l'acte fondateur
de toute société humaine. Tant au plan de l'économie
(idéal autarcique) qu'au plan politique (volonté d'indépendance),
la société primitive développerait au contraire une
stratégie destinée à réduire le plus possible
la nécessité de l'échange. Ce que la société
primitive rechercherait c'est à maintenir son indépendance
et son homogénéité. La guerre en serait un moyen qui,
pour ne pas présenter d'effets trop néfastes, exigerait que
soient contractées des alliances. L'échange ne serait donc
qu'un mal nécessaire.
En raison de ce
refus de la division sociale et de la dépendance, la société
primitive se serait opposée à l'émergence de l'État.
Ce dernier est en effet l'organe séparé du pouvoir politique
: quand il y a État, la société est divisée
entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui le subissent. La société
n'est plus indivisée, elle est un corps morcelé, un être
social hétérogène où des dépendances
se mettent en place. C'est pourquoi le rejet de l'État est, pour
Pierre Clastres, un refus de la soumission ; et inversement,
l'émergence de l'État un danger pour la société
primitive. Pierre Clastres nous invite donc à considérer
que la société primitive n'est pas une société
sans État, mais une société contre l'État.
Elle n'est pas une société qui ne serait pas encore arrivée
à former un État en son sein, comme le pensait Hobbes, mais
une société qui aurait fait un choix politique autre...
Voilà, résumé
à gros traits, un petit livre très intéressant qui
nous montre comment la guerre serait consubstantielle à la société
primitive et comment le refus de la division sociale aurait présidé
à sa naissance. Cela laisse entrevoir sur quels renoncements notre
société se serait bâtie. Néanmoins, face à
cette thèse de Pierre Clastres, aussi stimulante qu'elle soit pour
la réflexion, on peut émettre quelques doutes. La permanence
de la guerre est-elle vraiment attestée partout ? Y
a-t-il vraiment une absence de division sociale dans les sociétés
primitives ? L'échange et l'alliance se recoupent-ils
vraiment ? Pour toutes ces questions, on peut penser que Pierre
Clastres a tendance à faire des généralisations peut-être
hâtives et à recourir à des catégories trop
tranchées. Il a toutefois le mérite de bousculer certaines
de nos façons de penser et l'éclairage qu'il apporte sur
les sociétés dites « primitives
» peut encore être fort utile pour la réflexion
ethnologique ou politique. Il ne faut donc pas s'en priver.
Thomas LEPELTIER,
le 14 février 1999.
Renseignements divers sur le livre :
96 pages
ISBN 2-87678-239-0
69 FF (1998)