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Thomas Lepeltier

 DE  L'IGNORANCE  DES  ANCIENS  ET
DE  LA  SUPÉRIORITÉ  DES  MODERNES
 
 
à propos de :
Remarques sur
Le Rameau d'or de Frazer.
 
de Ludwig WITTGENSTEIN
 
Traduit par Jean Lacoste.
Suivi de « L'animal cérémoniel »
par Jacques Bouveresse.
 
L'Age d'Homme (Le Bruit du Temps), 1982.


       On a beaucoup ri de l'ignorance des anciens. Incapables de comprendre le moindre phénomène physique, sans parler des phénomènes météorologiques ou astronomiques, ils auraient imaginé des mythes pour rendre compte du fonctionnement de la nature et auraient développé des procédures absurdes pour s'en concilier les puissances obscures. De cette imagination nourrie d'erreurs seraient nées les conceptions religieuses et magiques. Toujours avec la même condescendance, on considère que c'est le développement des connaissances qui permit de se dégager de cet obscurantisme. Seuls quelques peuples vivant en dehors des progrès de la civilisation persisteraient encore dans cet état infantile. Ainsi par exemple, l'homme civilisé, une fois l'éclair expliqué, trouve puéril d'effectuer des sacrifices pour éviter qu'il ne s'abatte sur lui. Une telle vision de l'évolution des croyances -- vision que beaucoup de nos contemporains partagent -- se trouve à la base de la grande oeuvre de J. G. FRAZER (1854-1941), Le Rameau d'or (édité à partir de 1890). Cette vaste somme, qui présente une masse énorme d'informations provenant des enquêtes des ethnologues et des folkloristes sur les pratiques magiques et religieuses des divers peuples du monde entier, considère, en effet, que ces dernières reposent sur un tissu d'erreurs dont l'homme moderne s'est heureusement débarrassé.
       Or, pour Ludwig WITTGENSTEIN (1889-1951) les imbéciles ne sont pas ceux que l'on croit. Dans une courte série de remarques faites lors de la lecture du Rameau d'or, il montre que toute l'approche de Frazer est à rejeter : ce n'est pas seulement parce que ses explications sont fausses, ou en tout cas, fort contestables, mais tout simplement parce que son souci de donner des explications à des pratiques religieuses ou magiques serait un obstacle à leur compréhension. On voit ainsi que ces Remarques ont une portée qui dépasse de loin le seul Frazer, puisque qu'est mis en question le recours à des explications pour la compréhension des actions humaines. Cette approche peut paraître déroutante. Mais Jacques BOUVERESSE (né en 1940) apporte un éclairage substantiel sur la pensée de Wittgenstein dans une longue postface (plus longue que les Remarques) qui nous permet d'en mieux comprendre la spécificité.
 
       Il ne saurait être question ici de rendre compte de l'ensemble des remarques, parfois elliptiques ou simplement allusives, de Wittgenstein. Quelques exemples suffiront toutefois pour en comprendre la pertinence. Frazer s'efforçait de trouver l'origine des rites et des cérémonies dans une mauvaise conception des phénomènes naturels. Mais pour Wittgenstein, un homme n'exécute pas des actes rituels en raison de conceptions erronées, mais tout simplement pour exprimer quelque chose. Les cérémonies ne sont pour lui qu'une forme de langage, une forme de vie. Ainsi il fait remarquer que lorsqu'on est furieux, on frappe quelquefois le sol du pied ou la table de la main, sans pour autant croire que la terre ou le meuble soit responsable de notre désagrément ou que le fait de frapper puisse changer quelque chose. Cet acte n'est que l'expression de notre colère. Les rites procéderaient de même. Frazer aurait attribué à nos ancêtres la croyance que frapper la terre permettait de supprimer certains désagréments. Outre qu'une telle explication a de fortes chances d'être fausse, elle n'explique rien. Ce qu'il importe de constater, pour Wittgenstein, c'est uniquement la similitude de cet acte avec un acte de châtiment. Le rite trouverait là sa raison d'être. Il n'y aurait pas à trouver une explication, mais à comprendre ce qu'il exprimerait.
       Quand un homme enlève son chapeau en entrant dans une église, pensez-vous que c'est parce qu'il croit que s'il le gardait il pourrait lui arriver un malheur ? Quand deux hommes se serrent la main est-ce parce qu'ils croient que par ce geste un fluide mystérieux, possédant telle ou telle vertu, passera de l'un à l'autre ? De même, le fait d'embrasser la photo du (de la) bien-aimé(e) repose-t-il sur la croyance qu'on produit un certain effet sur l'objet que l'image représente ? Pour Wittgenstein, cela ne vise qu'à procurer une satisfaction, ou même, précise-t-il, « cela ne vise rien : nous agissons ainsi et nous avons alors un sentiment de satisfaction ». Alors pourquoi considérer que le sauvage qui transperce l'image de son ennemi méconnaît la vraie nature des processus physiques ? D'ailleurs pour construire sa hutte, il ne se contente pas d'en faire un dessin ou d'évoquer les esprits pour qu'elle apparaisse. Il se met au travail comme nous le ferions nous-mêmes.
       Frazer explique aussi la forte impression que produisait le feu sur les premiers hommes par leur incapacité à l'expliquer. Mais pour Wittgenstein ce n'est là « qu'une sotte superstition de notre époque ». Comme si une « explication » rendait le feu moins impressionnant, ou comme si nos « connaissances » sur l'univers supprimaient l'émerveillement que nous ressentons à la contemplation du ciel étoilé. De même, si un peuple vénère le chêne, ce n'est pas parce qu'il croit à tort que le monde repose sur cet arbre et que tout en est issu, mais simplement parce qu'il vit avec lui en symbiose et qu'il est sensible à sa présence.
       Pour expliquer la persistance de la magie, Frazer remarque qu'un sortilège destiné à faire venir la pluie peut toujours être considéré, tôt ou tard, comme efficace puisqu'il se mettra bien à pleuvoir un jour. Il explique ainsi que les « sauvages » restaient dupes de la magie. Mais Wittgenstein rappelle que les « sauvages » font appel au sorcier quand vient la saison des pluies. S'ils pensaient que le sorcier avait réellement un pouvoir, ils feraient appel à ses services pendant la saison sèche. De même, c'est le matin, lorsque le soleil va se lever que les hommes célèbrent les rites de l'aurore, et non la nuit.
       Dernier exemple. Pour comprendre les cérémonies, Frazer va toujours chercher dans leur histoire leur raison d'être. Si au cours des feux de joie, on brûle des effigies ou si l'on fait semblant d'y brûler une personne vivante, il va ainsi considérer que cette pratique provient vraisemblablement d'une coutume beaucoup plus ancienne au cours de laquelle un être humain était stupidement et réellement immolé par le feu. Wittgenstein conteste la nécessité de recourir à une telle reconstruction historique. Ces fêtes du feu sont pour lui directement intelligibles telles qu'elles se présentent sans qu'il soit nécessaire de savoir si elles tirent ou non leur origine de sacrifices qui auraient pu exister autrefois. Le fait qu'elles évoquent directement l'idée du rite sacrificiel suffit à leur donner toute leur signification. C'est en nous-mêmes que nous pouvons reconnaître leur caractère funèbre et profond. L'idée du sacrifice suffit à nous impressionner. C'est pourquoi on n'a pas à se demander pourquoi des cérémonies aussi terrifiantes ont lieu, ou au nom de quelles croyances erronées elles ont été inventées. La réponse est dans la question. Elles ont lieu parce qu'elles sont effrayantes. C'est tout. Le recours à une explication historique hypothétique ne peut que nous faire perdre de vue cette évidence.
 
       Voilà un bref aperçu des remarques que Wittgenstein adresse à Frazer. Non seulement les explications avancées par ce dernier sont mises en doute, mais surtout Wittgenstein souligne que, de même qu'une explication n'aide guère celui que l'amour tourmente, ces explications sur les rituels ne permettent pas non plus de les comprendre. Wittgenstein peut alors considérer que ce n'est pas la magie et les cérémonies qui sont nées d'erreurs, mais plutôt leurs explications « savantes ». On pourrait objecter que ceux qui pratiquent des actes rituels les justifient parfois par des explications. Mais, comme le fait remarquer Wittgenstein, ces explications font alors partie du rituel et elles ne permettent pas de le caractériser. Ou encore, comme le souligne Jacques Bouveresse dans sa postface, si la fonction d'un mythe est d'expliquer comment, par exemple, une coutume est venue « à l'existence, l'explication d'un mythe par une hypothèse d'origine peut évidemment être elle-même de nature mythique. [...] La seule façon d'échapper au mythe serait ici de ne pas chercher à expliquer. »

Thomas LEPELTIER,
le 25 février 1999.
 
Renseignements divers sur le livre :
       128 pages
       80 FF (1998)