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DE L'IGNORANCE
DES ANCIENS ET
DE LA SUPÉRIORITÉ
DES MODERNES
à propos de :
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Remarques sur
Le Rameau d'or de Frazer.
de Ludwig WITTGENSTEIN
Traduit par Jean Lacoste.
Suivi de « L'animal cérémoniel
»
par Jacques Bouveresse.
L'Age d'Homme (Le Bruit du Temps), 1982.
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On a beaucoup ri
de l'ignorance des anciens. Incapables de comprendre le moindre phénomène
physique, sans parler des phénomènes météorologiques
ou astronomiques, ils auraient imaginé des mythes pour rendre compte
du fonctionnement de la nature et auraient développé des
procédures absurdes pour s'en concilier les puissances obscures.
De cette imagination nourrie d'erreurs seraient nées les conceptions
religieuses et magiques. Toujours avec la même condescendance, on
considère que c'est le développement des connaissances qui
permit de se dégager de cet obscurantisme. Seuls quelques peuples
vivant en dehors des progrès de la civilisation persisteraient encore
dans cet état infantile. Ainsi par exemple, l'homme civilisé,
une fois l'éclair expliqué, trouve puéril d'effectuer
des sacrifices pour éviter qu'il ne s'abatte sur lui. Une telle
vision de l'évolution des croyances -- vision que beaucoup de nos
contemporains partagent -- se trouve à la base de la grande oeuvre
de J. G. FRAZER (1854-1941), Le
Rameau d'or (édité à partir de 1890). Cette vaste
somme, qui présente une masse énorme d'informations provenant
des enquêtes des ethnologues et des folkloristes sur les pratiques
magiques et religieuses des divers peuples du monde entier, considère,
en effet, que ces dernières reposent sur un tissu d'erreurs dont
l'homme moderne s'est heureusement débarrassé.
Or, pour Ludwig
WITTGENSTEIN (1889-1951) les imbéciles ne sont pas ceux que l'on
croit. Dans une courte série de remarques faites lors de la lecture
du Rameau d'or, il montre que toute l'approche de Frazer est à
rejeter : ce n'est pas seulement parce que ses explications
sont fausses, ou en tout cas, fort contestables, mais tout simplement parce
que son souci de donner des explications à des pratiques religieuses
ou magiques serait un obstacle à leur compréhension. On voit
ainsi que ces Remarques ont une portée qui dépasse
de loin le seul Frazer, puisque qu'est mis en question le recours à
des explications pour la compréhension des actions humaines. Cette
approche peut paraître déroutante. Mais Jacques BOUVERESSE
(né en 1940) apporte un éclairage substantiel
sur la pensée de Wittgenstein dans une longue postface (plus longue
que les Remarques) qui nous permet d'en mieux comprendre la spécificité.
Il ne saurait être
question ici de rendre compte de l'ensemble des remarques, parfois elliptiques
ou simplement allusives, de Wittgenstein. Quelques exemples suffiront toutefois
pour en comprendre la pertinence. Frazer s'efforçait de trouver
l'origine des rites et des cérémonies dans une mauvaise conception
des phénomènes naturels. Mais pour Wittgenstein, un homme
n'exécute pas des actes rituels en raison de conceptions erronées,
mais tout simplement pour exprimer quelque chose. Les cérémonies
ne sont pour lui qu'une forme de langage, une forme de vie. Ainsi il fait
remarquer que lorsqu'on est furieux, on frappe quelquefois le sol du pied
ou la table de la main, sans pour autant croire que la terre ou le meuble
soit responsable de notre désagrément ou que le fait de frapper
puisse changer quelque chose. Cet acte n'est que l'expression de notre
colère. Les rites procéderaient de même. Frazer aurait
attribué à nos ancêtres la croyance que frapper la
terre permettait de supprimer certains désagréments. Outre
qu'une telle explication a de fortes chances d'être fausse, elle
n'explique rien. Ce qu'il importe de constater, pour Wittgenstein, c'est
uniquement la similitude de cet acte avec un acte de châtiment. Le
rite trouverait là sa raison d'être. Il n'y aurait pas à
trouver une explication, mais à comprendre ce qu'il exprimerait.
Quand un homme enlève
son chapeau en entrant dans une église, pensez-vous que c'est parce
qu'il croit que s'il le gardait il pourrait lui arriver un malheur
? Quand deux hommes se serrent la main est-ce parce qu'ils croient
que par ce geste un fluide mystérieux, possédant telle ou
telle vertu, passera de l'un à l'autre ? De même,
le fait d'embrasser la photo du (de la) bien-aimé(e) repose-t-il
sur la croyance qu'on produit un certain effet sur l'objet que l'image
représente ? Pour Wittgenstein, cela ne vise qu'à
procurer une satisfaction, ou même, précise-t-il, «
cela ne vise rien : nous agissons ainsi et nous avons
alors un sentiment de satisfaction ». Alors pourquoi
considérer que le sauvage qui transperce l'image de son ennemi méconnaît
la vraie nature des processus physiques ? D'ailleurs pour
construire sa hutte, il ne se contente pas d'en faire un dessin ou d'évoquer
les esprits pour qu'elle apparaisse. Il se met au travail comme nous le
ferions nous-mêmes.
Frazer explique
aussi la forte impression que produisait le feu sur les premiers hommes
par leur incapacité à l'expliquer. Mais pour Wittgenstein
ce n'est là « qu'une sotte superstition de notre
époque ». Comme si une « explication
» rendait le feu moins impressionnant, ou comme si nos «
connaissances » sur l'univers supprimaient l'émerveillement
que nous ressentons à la contemplation du ciel étoilé.
De même, si un peuple vénère le chêne, ce n'est
pas parce qu'il croit à tort que le monde repose sur cet arbre et
que tout en est issu, mais simplement parce qu'il vit avec lui en symbiose
et qu'il est sensible à sa présence.
Pour expliquer la
persistance de la magie, Frazer remarque qu'un sortilège destiné
à faire venir la pluie peut toujours être considéré,
tôt ou tard, comme efficace puisqu'il se mettra bien à pleuvoir
un jour. Il explique ainsi que les « sauvages
» restaient dupes de la magie. Mais Wittgenstein rappelle
que les « sauvages » font appel au
sorcier quand vient la saison des pluies. S'ils pensaient que le sorcier
avait réellement un pouvoir, ils feraient appel à ses services
pendant la saison sèche. De même, c'est le matin, lorsque
le soleil va se lever que les hommes célèbrent les rites
de l'aurore, et non la nuit.
Dernier exemple.
Pour comprendre les cérémonies, Frazer va toujours chercher
dans leur histoire leur raison d'être. Si au cours des feux de joie,
on brûle des effigies ou si l'on fait semblant d'y brûler une
personne vivante, il va ainsi considérer que cette pratique provient
vraisemblablement d'une coutume beaucoup plus ancienne au cours de laquelle
un être humain était stupidement et réellement immolé
par le feu. Wittgenstein conteste la nécessité de recourir
à une telle reconstruction historique. Ces fêtes du feu sont
pour lui directement intelligibles telles qu'elles se présentent
sans qu'il soit nécessaire de savoir si elles tirent ou non leur
origine de sacrifices qui auraient pu exister autrefois. Le fait qu'elles
évoquent directement l'idée du rite sacrificiel suffit à
leur donner toute leur signification. C'est en nous-mêmes que nous
pouvons reconnaître leur caractère funèbre et profond.
L'idée du sacrifice suffit à nous impressionner. C'est pourquoi
on n'a pas à se demander pourquoi des cérémonies aussi
terrifiantes ont lieu, ou au nom de quelles croyances erronées elles
ont été inventées. La réponse est dans la question.
Elles ont lieu parce qu'elles sont effrayantes. C'est tout. Le recours
à une explication historique hypothétique ne peut que nous
faire perdre de vue cette évidence.
Voilà un
bref aperçu des remarques que Wittgenstein adresse à Frazer.
Non seulement les explications avancées par ce dernier sont mises
en doute, mais surtout Wittgenstein souligne que, de même qu'une
explication n'aide guère celui que l'amour tourmente, ces explications
sur les rituels ne permettent pas non plus de les comprendre. Wittgenstein
peut alors considérer que ce n'est pas la magie et les cérémonies
qui sont nées d'erreurs, mais plutôt leurs explications «
savantes ». On pourrait objecter que ceux qui
pratiquent des actes rituels les justifient parfois par des explications.
Mais, comme le fait remarquer Wittgenstein, ces explications font alors
partie du rituel et elles ne permettent pas de le caractériser.
Ou encore, comme le souligne Jacques Bouveresse dans sa postface, si la
fonction d'un mythe est d'expliquer comment, par exemple, une coutume est
venue « à l'existence, l'explication d'un mythe
par une hypothèse d'origine peut évidemment être elle-même
de nature mythique. [...] La seule façon d'échapper au mythe
serait ici de ne pas chercher à expliquer. »
Thomas LEPELTIER,
le 25 février 1999.
Renseignements divers sur le livre :
128 pages
80 FF (1998)