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SUR LA SIGNIFICATION
DES GENRES EN LITTÉRATURE
à propos de :
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Qu'est-ce qu'un genre littéraire ?
par Jean-Marie SCHAEFFER
Éditions du Seuil (Poétique), 1989.
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À tout moment
nous effectuons des distinctions génériques entre les différentes
pratiques culturelles : distinctions entre une chanson rock
et une chanson folk, entre un tableau figuratif et un tableau abstrait,
entre un poème et un roman... Ces classifications sont-elles cohérentes
? Et comment les justifier ? On pourrait penser que
les termes génériques que nous utilisons pour opérer
ces classifications répondent à des définitions explicites
et qu'ils ont été inventés pour introduire de l'ordre
dans la masse informe des pratiques culturelles. Cela semble toutefois
douteux. Comment ces termes génériques pourraient-ils être
de pures désignations que l'on appliquerait de l'extérieur
à ces pratiques, puisqu'ils font, à des degrés divers,
partie de leur histoire ? N'hérite-t-on pas du terme
« roman », avant d'essayer de le
définir ? Faut-il en conclure que les termes génériques
servent à désigner des entités qui existeraient par
elles-mêmes, comme les noms propres servent à désigner
des individus ? Mais où trouver l'entité roman
que tel ou tel roman particulier exemplifierait ?
Ces questions difficiles
sur les genres en général deviennent cruciales quand on se
tourne vers la littérature. Un morceau de musique, quel que soit
son genre, est toujours une pratique artistique. En revanche, la littérature
doit se distinguer des autres formes de production verbale, de celles qui
ne sont justement pas littéraires. Or la question des genres en
littérature -- non celle de l'établissement d'une classification,
mais celle des modalités de la généricité --
peut être vue comme un préalable à cette question de
la littérarité (de ce qui fait qu'un texte est un texte littéraire).
D'où la nécessité de la traiter de façon rigoureuse
comme le fait Jean-Marie SCHAEFFER dans ce livre (voir sommaire).
On pourrait commencer
l'histoire du problème des genres littéraires avec Platon.
Toutefois, ce dernier ne parle pas de genres à proprement parler,
mais de différentes pratiques discursives. Plutôt que de se
demander ce qu'étaient le dithyrambe, la tragédie ou l'épopée,
il se bornait à dire que les oeuvres qu'on appelait ainsi pouvaient
être distinguées selon les modalités d'énonciation
: soit le poète racontait, soit il imitait, soit il faisait
les deux. En revanche, Aristote se réfère explicitement aux
genres face auxquels il adopte trois attitudes. Soit un genre se définit
par son essence (attitude essentialiste), soit par ce qui le différencie
des autres (attitude structuraliste), soit par ce qu'il doit être
(attitude normative). La première attitude est identique à
celle qu'adoptait Aristote face au vivant : sous un genre
(ex. : bipède) il cherchait à distinguer plusieurs
espèces (ex. : homme, oiseau...). Mais le genre ici
est la poésie et les divers genres littéraires au sens actuel
du terme « genre » sont les espèces,
définies chacune selon une essence propre et douées d'un
mode de développement interne. En tout cas, cette attitude, que
la référence à la biologie soit explicite ou non,
sous-tend des phrases du type : « puis
la tragédie s'épanouit peu à peu, les auteurs développant
tout ce qui faisait jour en elle ; enfin, après de
multiples transformations, elle se fixa lorsqu'elle eut atteint sa pleine
nature ». En revanche, l'attitude structuraliste ne
présuppose pas une connaissance de l'essence de ce que seraient
la tragédie, l'épopée, etc, mais se contente de mettre
en avant des critères qui permettent de les différencier.
Sous les noms des genres sont ainsi regroupées des oeuvres suivant
leurs traits distinctifs, de sorte qu'un nom de genre est une simple abréviation
pour une collection d'objets. Quant à l'attitude normative, elle
consiste à prescrire des règles aussi bien pour le contenu
que pour la forme. Par exemple, pour la tragédie toutes les prescriptions
de forme et de contenu sont en rapport étroit avec l'effet qu'Aristote
assigne à la tragédie, c'est-à-dire la catharsis.
Les tragédies sont donc évaluées par rapport à
leur finalité pragmatique.
Ces trois attitudes
ne sont pas sans comporter des ambiguïtés. L'attitude essentialiste
considère le genre comme étant défini par des déterminations
internes comme l'est un organisme vivant. Or, le paradigme biologique s'applique
aussi à l'oeuvre individuelle : c'est ce qui permet,
par exemple, de parler de la perfection et de l'unité d'un poème.
Il n'est déjà pas évident d'appliquer une métaphore
biologique à un artefact tel qu'une oeuvre individuelle ;
il l'est encore moins de traiter un genre -- c'est-à-dire un nom
collectif -- comme un être naturel ; et tout se complique
si on applique le paradigme biologique à la fois aux artefacts et
aux noms collectifs. Selon l'attitude structuraliste, chaque genre regroupe
des oeuvres bien définies suivant des critères différentiels.
Or, rien ne dit que la classification opérée à un
moment donné à partir de ces distinctions ne suive les évolutions
des genres historiques (ce qu'on classe sous une catégorie aujourd'hui
pourra être classé sous une autre catégorie demain).
Enfin, l'attitude normative se heurte à la question du statut de
cette finalité au nom de laquelle on prescrit à l'oeuvre
ce qu'elle doit être. Par exemple, s'agit-il d'une finalité
qui est interne à la tragédie comme telle, ou d'une finalité
extérieure (exigée par la société ou par Aristote
lui-même) ? Reconnaître la première, c'est
passer du normativisme à l'essentialisme, et donc retomber dans
le même embarras que pour ce dernier. Reconnaître la seconde,
c'est reconnaître l'arbitraire de la classification et donc retomber
dans les difficultés de l'attitude structuraliste.
Quoiqu'il en soit,
ces trois attitudes ont eu leur propre descendance historique. Aucune n'a
jamais vraiment été absente. Jean-Marie Schaeffer estime
toutefois que l'attitude normative a été dominante jusqu'au
XVIIIe siècle,
qu'elle a été relayée ensuite jusqu'à la fin
du XIXe siècle
par l'attitude essentialiste, qui elle-même a été remplacée
par l'attitude structuraliste. Comme nous l'avons déjà vu,
l'attitude normative reconduit aux ambiguïtés des deux autres.
Quant à l'attitude essentialiste, lorsqu'elle est explicitement
défendue, elle débouche sur des impasses. Jean-Marie Schaeffer
nous le montre avec les exemples de Hegel et de Brunetière. Le premier,
en considérant que l'« organisme »
littéraire était déterminé par des lois génériques
évolutives, et le second, en dressant un tableau pseudo-darwinien
d'une évolution littéraire déterminée par la
lutte des genres, n'ont fait que rendre les ambiguïtés encore
plus inextricables. C'est pourquoi Jean-Marie Schaeffer, après cette
présentation historique, se tourne vers l'attitude structuraliste
pour essayer de dégager une approche pertinente des genres littéraires.
Il faut tout de
suite comprendre que la question des genres littéraires dans cette
perspective ne se présente pas comme un simple problème de
classification. Les noms de genres ne peuvent en effet pas être simplement
des termes servant à classer de façon intemporelle les documents
littéraires puisqu'ils s'appliquent, selon les époques, à
des textes très dissemblables. Le terme « conte
» a ainsi pu servir à désigner au moyen âge
toutes sortes de récits ; à l'âge classique,
il désignait selon les contextes un récit plaisant, un récit
fictif ou un récit merveilleux ; au XIXe
siècle, chez Flaubert ou Maupassant par exemple, il servait à
désigner tout récit plutôt bref. De même, le
terme « comédie » n'a pas
toujours désigné un texte composé pour le théatre,
mais pouvait au moyen âge s'appliquer à n'importe quelle oeuvre
fictive présentant une fin heureuse (d'où le titre de l'oeuvre
de Dante : La Divine Comédie). Faut-il en conclure
que les déterminations génériques n'ont de sens que
pour une époque donnée ?
Supposons pour l'instant
que ce soit le cas, c'est-à-dire supposons que les noms de genres
désignent, à une époque donnée, des ensembles
de textes bien définis. Tout est clair tant que chaque texte appartient
à un genre à l'exclusion des autres, ou quand un texte appartient
à un genre lui-même inclus dans un autre genre. Ainsi, par
exemple, un texte peut être à la fois un récit et une
nouvelle, sans que cela ne pose de problème, à condition
que l'on considère la nouvelle comme une sous-classe du genre récit.
Toutefois l'identité générique devient plus difficile
à comprendre si les diverses classes ne sont pas mutuellement exclusives,
c'est-à-dire si l'appartenance d'un texte à un genre donné
n'implique pas du même coup son exclusion des autres genres. Don
Quichotte en est un exemple : il est à la fois
un récit et une parodie sans que le premier genre puisse être
une sous-classe du second. Ici, c'est l'approche qui est différente
: Don Quichotte est un récit si l'on s'intéresse
aux modalités d'énonciation, et une parodie si l'on s'intéresse
à sa dimension syntaxique et sémantique. Ainsi, récit
et parodie sont deux déterminations génériques qui
sont indépendantes l'une de l'autre parce qu'elles ne se réfèrent
pas au même ordre de phénomènes. Il ne faut donc plus
considérer qu'un texte appartient à un genre de manière
globale et ne plus concevoir la notion d'appartenance sur le mode de l'inclusion/exclusion
(conception que l'on retrouve dans le paradigme biologique :
si l'homme est bipède, il ne peut pas être quadrupède
; en revanche, il appartient au groupe des bipèdes sans plumes).
Deux noms génériques non subsumables l'un sous l'autre (ici,
récit et parodie) peuvent donc investir différents niveaux
(ici, modalité d'énonciation et dimension syntaxique et sémantique)
d'une même oeuvre (ici, Don Quichotte). Pour des textes
différents, la détermination générique peut
aussi investir différents niveaux, c'est-à-dire que les textes
peuvent être classés dans des genres différents selon
des critères d'identification différents. Dire ainsi d'un
texte qu'il est un sermon et d'un autre qu'il est un sonnet, c'est s'attacher
au mode d'énonciation pour le premier (au fait que ce soit un discours
prononcé en chaire par un prédicateur), et à l'organisation
formelle pour le second (à sa structure en quatrain et tercet).
L'identité générique répond donc à des
logiques multiples irréductibles les unes aux autres.
À ces difficultés,
il faut ajouter que l'attribution d'un nom de genre ne relève pas
d'un acte uniquement descriptif -- extérieur et indépendant
de l'objet décrit --, mais peut modifier la définition du
genre. Par exemple, selon la conception classique, un sonnet est un poème
de quatorze vers en deux quatrains sur deux rimes embrassées, et
deux tercets. Or, le poète anglais, Hopkins, appelle sonnet des
pièces où les deux quatrains sont remplacés par des
tercets, et où la règle des quatorze vers est donc violée.
Du même coup, il transforme la définition du sonnet, ou, du
moins, il la rend moins contraignante : la règle des
deux quatrains devient facultative. Ainsi, non seulement les noms de genres
s'appliquent suivant des modalités hétérogènes,
mais en plus leur application modifie ces modalités.
Pour éviter
que les noms de genres soient dépourvus de toute différenciation
interne pertinente, certains pourraient être tentés d'imposer
un peu d'ordre dans ce mode de désignation : si les
genres ne sont pas clairement définis, il n'y aurait qu'à
les définir une fois pour toutes de façon cohérente
et rétrospectivement, de manière à ce qu'aucun texte
n'échappe à son identité générique.
Les traits sémantiques et syntaxiques serviraient alors à
déterminer à quel genre appartient un texte. Pourtant, Borges
a montré dans une « expérience de pensée
» que les mêmes traits n'expriment pas les mêmes
déterminations génériques au cours du temps. Dans
une de ses nouvelles, un écrivain du début du XXe
siècle, Pierre Ménard, a ré-écrit au mot et
à la virgule près une partie de Don Quichotte. Mais
loin de le considérer comme une copie du livre de Cervantes, Ménard
le traitait comme un texte autonome. La comparaison du Don Quichotte
de ce dernier avec celui de Cervantes fut alors pour Borges riche d'enseignement.
Deux textes syntaxiquement indiscernables apparaissaient comme deux oeuvres
d'art distinctes : Cervantes oppose la réalité
provinciale de son époque aux idéaux chevaleresques, Ménard
écrit une fiction historique qui se passe dans l'Espagne du XVIe
siècle ; le récit de Cervantes est un anti-roman
ou une parodie du roman de chevalerie, le livre de Ménard serait
plutôt un roman historique, etc... Le paradoxe de « Pierre
Ménard, auteur du Quichotte » de Borges
démontre ainsi que l'identité syntaxique de deux textes n'est
pas suffisante pour qu'ils appartiennent au même genre ;
il faut aussi prendre en compte le contexte. Contexte qui n'est pas uniquement
historique, mais qui peut aussi être géographique :
Les Mille et Une Nuits peuvent en effet difficilement appartenir
au genre « conte oriental » pour
un Arabe ; c'est uniquement pour un lecteur occidental que
ces contes présentent un caractère exotique.
Ces quelques exemples
illustrent bien à quel point il est difficile de définir
la notion de genre par une théorie unitaire. Toutefois, il ne faut
pas en conclure que l'attribution des noms de genres est incohérente,
mais seulement qu'elle suit plusieurs logiques irréductibles. Jean-Marie
Schaeffer arrive ainsi à montrer par une analyse minutieuse qu'il
existe en tout et pour tout quatre logiques génériques, c'est-à-dire
quatre manières différentes d'aborder n'importe quelle oeuvre.
On peut aborder un texte comme un acte de communication, c'est-à-dire
comme un acte de langage. Ainsi quand nous disons que La Princesse de
Clèves est un récit, nous sommes sensibles au fait que
le texte exemplifie une propriété particulière (ici,
celle de relater des événements réels ou imaginaires).
Nous pouvons aussi aborder un texte en tant qu'il respecte des règles
particulières. Ainsi quand nous disons que « Le
parfum » de Baudelaire est un sonnet, nous disons que
ce poème suit les règles du sonnet. Nous pouvons encore aborder
un texte en le situant par rapport à d'autres textes. Ainsi, lorsque
nous soutenons que Micromégas est un conte de voyage imaginaire,
nous disons que le texte de Voltaire s'inscrit dans une lignée de
textes allant, par exemple, de l'Histoire vraie de Lucien aux Voyages
de Gulliver. Enfin, nous pouvons aborder un texte à travers
les ressemblances qu'il entretient avec d'autres textes. Ainsi, quand nous
appelons « conte philosophique »
un texte chinois, nous voulons simplement dire que ce texte ressemble par
certains traits à des textes qu'en Occident nous qualifions de contes
philosophiques, sans que le premier se soit inspiré des seconds.
Ainsi, l'analyse de noms de genres permet à Jean-Marie Schaeffer
de montrer que la logique générique est non pas unique mais
plurielle : classer des textes peut vouloir dire des choses
différentes selon que le critère est l'exemplification d'une
propriété, l'application d'une règle, l'existence
d'une relation généalogique ou celle d'une relation analogique.
Pour conclure, esquissons
la façon dont ces distinctions permettent à Jean-Marie Schaeffer
de clarifier les difficultés liées au contexte. Le paradoxe
de Borges avait montré que le problème des genres devait
être abordé autant au niveau de la création du texte
qu'au niveau de sa réception, le contexte de l'un étant différent
du contexte de l'autre. Jean-Marie Schaeffer propose donc de distinguer
le genre d'une oeuvre suivant l'intention de son auteur (régime
auctorial), du genre du point de vue de sa lecture, ou de sa réception
(régime lectorial). Il suffit alors de noter les déplacements
qui se produisent entre le régime lectorial et le régime
auctorial lors des changements de contextes. Jean-Marie Schaeffer peut
ainsi montrer que les noms de genres qui ont pour référent
l'acte de communication sont contextuellement stables (un récit
reste un récit quel que soit le contexte). De même, les noms
de genres qui ont pour référents des règles sont relativement
stables (les règles du sonnet sont relativement indépendantes
du contexte, à quelques exceptions près comme on l'a vu).
Quant aux noms de genres qui s'appuient sur des analogies, les variations
contextuelles ne sont pas pertinentes puisque apprécier des analogies
c'est justement faire abstraction du contexte. En revanche, les noms de
genres qui ont pour référent une classe généalogique
dépendent fortement du contexte, comme l'a montré l'exemple
de Don Quichotte.
Thomas LEPELTIER,
le 19 juin 1999.
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Sommaire
1. Bref historique de quelques impasses théoriques :
Une question piégée -- Les ambiguïtés du
père fondateur -- L'interrègne -- Du normativisme à
l'essentialisme -- Système des genres et histoire -- La lutte des
genres. |
2. De l'identité textuelle à l'identité
générique :
Classes génériques et noms de genres -- L'oeuvre littéraire
comme objet sémiotique complexe -- L'acte communicationnel -- L'acte
discursif réalisé -- Pluralité et caractère
composite des référents génériques. |
3. Identité générique et
histoire des textes :
L'oeuvre de Pierre Ménard -- Contexte et recréation générique
-- Contexte et réception générique -- Généricité
auctoriale et généricité lectoriale. |
4. Régimes et logiques génériques
:
L'exemplification -- La modulation générique -- Les logiques
de la généricité. |
192 pages
ISBN 2.02.010691.4
140 FF (1999)
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