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de
Thomas Lepeltier

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à propos de :
Règles et langage privé.
Introduction au paradoxe de Wittgenstein.
 
de Saul KRIPKE
 
(Traduit de l'anglais par Thierry Marchaise)
Éditions du Seuil (L'ordre philosophique), 1996.
 
Titre original : Wittgenstein. On rules and Private
Language (1982).

       Nous avons souvent l'impression de suivre une règle déterminée dans telle ou telle activité. Par exemple, nous avons l'impression de suivre les règles de l'addition quand nous effectuons certains calculs ; du moins quand nous ne faisons pas d'erreur. Or, pour WITTGENSTEIN (1889-1951), rien ne nous dit que nous suivons effectivement ces règles. Ce que l'on signifie par « plus », ou par tout autre mot, à quelque moment que ce soit, ne peut être attesté par aucun fait. Il en résulte qu'aucune activité ne peut être déterminée par une règle. C'est cette nouvelle forme de scepticisme développée par Wittgenstein que Saul KRIPKE présente dans ce livre.
 
       Pour faire comprendre ce paradoxe, Kripke prend un exemple mathématique très simple (mais n'importe quelle autre activité pourrait servir d'exemple). Comme la plupart des gens, vous utilisez le mot « plus » pour dénoter l'addition. Comme vous n'avez effectué dans votre vie qu'un nombre fini d'additions, il existe des nombres qui sont supérieurs à tous les nombres que vous avez utilisés jusqu'à présent dans vos calculs. Supposons, pour faire simple, que vous n'ayez jamais effectué d'addition avec des nombres supérieurs à 57. Si maintenant vous effectuez par exemple le calcul suivant « 57 + 68 », vous obtiendrez « 125 » ; n'est-ce pas ?
       Pourtant, qu'est-ce qui vous garantit que vous avez utilisé la même règle de calcul que celle utilisée dans vos calculs précédents ? Vous auriez très bien pu utiliser précédemment une règle qui s'apparente à l'addition pour les nombres inférieurs à 57, mais qui en diffère autrement. Appelons « quus » cette règle. Ainsi « x quus y = x plus y » si « x et y < 57 », et, par exemple, « x quus y = 5 » autrement. Cela est effectivement possible puisque vous n'avez, d'après notre hypothèse, jamais effectué de calcul avec des nombres supérieurs à 57.
       Absurde, allez-vous dire. L'idée d'avoir, dans le passé, utilisé « quus », plutôt que « plus », vous paraît aberrante. Vous êtes en effet tout à fait certain d'avoir utilisé l'addition (et non la « quaddition ») dans vos calculs précédents, comme vous êtes certain d'utiliser l'addition dans ce dernier calcul. L'idée de mésinterpréter vos usages passés du calcul vous paraît donc abracadabrante.
       Le problème, comme le montre Kripke, est qu'il est difficile de réfuter cette idée en exhibant quelque fait relatif à votre passé d'additionneur car votre certitude ne repose que sur vos expériences et représentations mentales passées. Il vous paraît clair que quand vous faites actuellement « 57 + 68 = 125 », vous utilisez bien l'addition et non pas la quaddition. Mais, rien ne dit que vous utilisiez effectivement « plus » dans le passé quand vous calculiez par exemple « 2 plus 2 = 4 », puisque « 2 quus 2 = 4 » aussi.
       Mais le paradoxe ne s'arrête pas là. Une fois admis l'incertitude sur la règle effectivement suivie dans vos calculs précédents, Kripke montre que c'est la règle suivie lors de tous vos calculs qui est incertaine. En effet, si dans le passé vous utilisiez la quaddition plutôt que l'addition, maintenant que vous êtes questionné sur la valeur de « 57 + 68 » vous devriez, pour être en conformité avec vos calculs précédents, répondre « 5 » et non « 125 ». Or, comme vous êtes dans l'incertitude sur vos calculs passés, vous n'avez aucune raison de préférer l'une ou l'autre réponse.
       Comme, en plus, il n'y a pas seulement l'addition et la quaddition mais une infinité d'autres règles qui s'accordent avec vos calculs passés, l'incertitude est des plus totales. La conséquence de tout ceci est alors très grave. S'il n'y a aucun fait dans le passé qui permette de décider quelle règle particulière vous suiviez, il est tout aussi impossible d'en décider actuellement. Et s'il n'y a aucun fait démontrant que vous suiviez telle ou telle règle, alors suivre une règle, plutôt qu'une autre, n'a plus aucun sens. Il est donc illusoire de concevoir la règle comme la cause du comportement, et de la faire intervenir dans des explications.
       Mais si nous devons renoncer à chercher un fait mental quelconque d'après lequel on signifie « plus » et non pas « quus » cela ne nous empêche pas de faire des opérations et de trouver une approbation autour de nous. S'il n'y a pas de « langage privé », comme dit Wittgenstein, puisque l'on ne peut pas obéir à une règle de manière privée, on peut néanmoins prétendre ouvertement suivre une règle. C'est que le paradoxe de Wittgenstein s'adresse à un individu isolé : ce dernier n'a aucun moyen de savoir quelle règle il a effectivement utilisée. En revanche, si l'individu est membre d'une collectivité, et s'il donne les réponses attendues à une série de tests, la collectivité l'admettra comme un « suiveur de règles ». Inversement, le fait qu'un individu échoue à fournir les réponses auxquelles la communauté s'attend, conduit celle-ci à supposer qu'il ne suit pas la règle. Ainsi le succès d'une pratique (ici d'un calcul) dépend d'un consensus qui s'établit entre les membres de la collectivité à propos de leurs réponses -- consensus qui néanmoins ne saurait être expliqué par le fait que tous les membres de la collectivité comprennent tous la règle de l'addition de la même façon. Ainsi la théorie wittgensteinienne implique qu'il n'y a pas d'autre critère du suivi d'une règle que le fait que tout le monde s'accorde sur une certaine réponse. Dans ce cas, personne ne se sentira en effet justifié à appeler cette réponse erronée.
       Pour conclure sur cette présentation, il est peut être bon de revenir sur le scepticisme de David HUME (1711-1776) puisque, comme le fait remarquer Kripke, il est très proche de celui de Wittgenstein. Hume se demandait ce qui permettait d'établir des connexions nécessaires entre des événements. Par exemple, si l'on voit sur un tapis de billard une boule s'avancer en direction d'une autre boule qui est immobile, on aura tendance à penser qu'à partir du choc la deuxième boule se mettra en mouvement. Mais qu'est-ce qui nous permet de faire une telle déduction ? Rien, en effet, dans la cause (le mouvement de la première boule) n'implique l'effet (le mouvement de la deuxième boule). Il n'est pas possible de déduire logiquement le mouvement de la seconde à partir de la première. On ne voit rien qui relie les deux événements en question si ce n'est qu'ils se succèdent.
       La réponse de Hume est que seule l'habitude de voir tel type d'événements associé à tel autre type d'événements nous permet d'établir une connexion de causalité entre deux événements particuliers. Si A et B sont deux types d'événements qui sont pour nous conjoints depuis toujours, alors nous sommes conditionnés à attendre un événement de type B chaque fois que nous nous trouvons en présence d'un événement de type A. Cela veut dire qu'il n'est plus possible de considérer un événement particulier comme « cause » d'un autre événement particulier sans faire référence à un ensemble d'autres événements. La notion de cause ne s'applique plus aux événements considérés isolément et en eux-mêmes.
       On voit que cette solution est très proche de la solution wittgensteinienne. Hume ne nie pas que la boule de billard fera se mouvoir l'autre boule, mais il nous oblige à reconnaître qu'on ne peut le déduire du simple mouvement de la première boule. De même, Wittgenstein ne nie pas le fait que l'on puisse dire qu'un tel utilisait telle règle de calcul, mais il nie qu'il existe des faits privés qui puissent corroborer une telle affirmation. Ce qui est nié c'est l'idée qu'une personne qui suit une règle donnée doit être analysée uniquement en termes de faits se rapportant à elle et à elle seule, sans référence à son appartenance à une collectivité.
 
       Mais si ce scepticisme fort déroutant ne vous convainc pas, il vous reste à lire ce livre de Saul Kripke. Car dans un style simple l'auteur se fait l'avocat des arguments qui le justifient. De toute façon, vu l'importance de ce thème chez Wittgenstein, ce livre peut aussi être considéré comme une introduction à sa pensée.

Thomas LEPELTIER,
le 2 juin 1998.
  
Renseignements divers sur le livre :
       Index
       176 pages
       ISBN 2.02.017279.8
       130 FF (1998)