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Règles et langage privé.
Introduction au paradoxe de Wittgenstein.
de Saul KRIPKE
(Traduit de l'anglais par Thierry Marchaise)
Éditions du Seuil (L'ordre philosophique),
1996.
Titre original : Wittgenstein. On rules and Private
Language (1982).
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Nous avons souvent
l'impression de suivre une règle déterminée dans telle
ou telle activité. Par exemple, nous avons l'impression de suivre
les règles de l'addition quand nous effectuons certains calculs ;
du moins quand nous ne faisons pas d'erreur. Or, pour WITTGENSTEIN (1889-1951),
rien ne nous dit que nous suivons effectivement ces règles. Ce que
l'on signifie par « plus », ou par tout autre mot, à quelque moment
que ce soit, ne peut être attesté par aucun fait. Il en résulte
qu'aucune activité ne peut être déterminée par
une règle. C'est cette nouvelle forme de scepticisme développée
par Wittgenstein que Saul KRIPKE présente dans ce livre.
Pour faire comprendre
ce paradoxe, Kripke prend un exemple mathématique très simple
(mais n'importe quelle autre activité pourrait servir d'exemple).
Comme la plupart des gens, vous utilisez le mot « plus » pour dénoter
l'addition. Comme vous n'avez effectué dans votre vie qu'un nombre
fini d'additions, il existe des nombres qui sont supérieurs à
tous les nombres que vous avez utilisés jusqu'à présent
dans vos calculs. Supposons, pour faire simple, que vous n'ayez jamais
effectué d'addition avec des nombres supérieurs à
57. Si maintenant vous effectuez par exemple le calcul suivant « 57 + 68 »,
vous obtiendrez « 125 » ; n'est-ce pas ?
Pourtant, qu'est-ce
qui vous garantit que vous avez utilisé la même règle
de calcul que celle utilisée dans vos calculs précédents
? Vous auriez très bien pu utiliser précédemment
une règle qui s'apparente à l'addition pour les nombres inférieurs
à 57, mais qui en diffère autrement. Appelons « quus » cette
règle. Ainsi « x quus y = x plus y »
si « x et y < 57 », et, par
exemple, « x quus y = 5 » autrement. Cela est effectivement possible puisque
vous n'avez, d'après notre hypothèse, jamais effectué
de calcul avec des nombres supérieurs à 57.
Absurde, allez-vous
dire. L'idée d'avoir, dans le passé, utilisé « quus »,
plutôt que « plus », vous paraît aberrante. Vous êtes en
effet tout à fait certain d'avoir utilisé l'addition (et
non la « quaddition ») dans vos calculs précédents, comme vous
êtes certain d'utiliser l'addition dans ce dernier calcul. L'idée
de mésinterpréter vos usages passés du calcul vous
paraît donc abracadabrante.
Le problème,
comme le montre Kripke, est qu'il est difficile de réfuter cette
idée en exhibant quelque fait relatif à votre passé
d'additionneur car votre certitude ne repose que sur vos expériences
et représentations mentales passées. Il vous paraît
clair que quand vous faites actuellement « 57 + 68 = 125 », vous utilisez
bien l'addition et non pas la quaddition. Mais, rien ne dit que vous utilisiez
effectivement « plus » dans le passé quand vous calculiez par exemple
« 2 plus 2 = 4 », puisque « 2 quus 2 = 4 » aussi.
Mais le paradoxe
ne s'arrête pas là. Une fois admis l'incertitude sur la règle
effectivement suivie dans vos calculs précédents, Kripke
montre que c'est la règle suivie lors de tous vos calculs qui est
incertaine. En effet, si dans le passé vous utilisiez la quaddition
plutôt que l'addition, maintenant que vous êtes questionné
sur la valeur de « 57 + 68 » vous devriez, pour être en conformité
avec vos calculs précédents, répondre « 5 » et non « 125 ».
Or, comme vous êtes dans l'incertitude sur vos calculs passés,
vous n'avez aucune raison de préférer l'une ou l'autre réponse.
Comme, en plus,
il n'y a pas seulement l'addition et la quaddition mais une infinité
d'autres règles qui s'accordent avec vos calculs passés,
l'incertitude est des plus totales. La conséquence de tout ceci
est alors très grave. S'il n'y a aucun fait dans le passé
qui permette de décider quelle règle particulière
vous suiviez, il est tout aussi impossible d'en décider actuellement.
Et s'il n'y a aucun fait démontrant que vous suiviez telle ou telle
règle, alors suivre une règle, plutôt qu'une autre,
n'a plus aucun sens. Il est donc illusoire de concevoir la règle
comme la cause du comportement, et de la faire intervenir dans des explications.
Mais si nous devons
renoncer à chercher un fait mental quelconque d'après lequel
on signifie « plus » et non pas « quus » cela ne nous empêche pas de
faire des opérations et de trouver une approbation autour de nous.
S'il n'y a pas de « langage privé », comme dit Wittgenstein, puisque
l'on ne peut pas obéir à une règle de manière
privée, on peut néanmoins prétendre ouvertement suivre
une règle. C'est que le paradoxe de Wittgenstein s'adresse à
un individu isolé : ce dernier n'a aucun moyen de savoir
quelle règle il a effectivement utilisée. En revanche, si
l'individu est membre d'une collectivité, et s'il donne les réponses
attendues à une série de tests, la collectivité l'admettra
comme un « suiveur de règles ». Inversement, le fait qu'un individu
échoue à fournir les réponses auxquelles la communauté
s'attend, conduit celle-ci à supposer qu'il ne suit pas la règle.
Ainsi le succès d'une pratique (ici d'un calcul) dépend d'un
consensus qui s'établit entre les membres de la collectivité
à propos de leurs réponses -- consensus qui néanmoins
ne saurait être expliqué par le fait que tous les membres
de la collectivité comprennent tous la règle de l'addition
de la même façon. Ainsi la théorie wittgensteinienne
implique qu'il n'y a pas d'autre critère du suivi d'une règle
que le fait que tout le monde s'accorde sur une certaine réponse.
Dans ce cas, personne ne se sentira en effet justifié à appeler
cette réponse erronée.
Pour conclure sur
cette présentation, il est peut être bon de revenir sur le
scepticisme de David HUME (1711-1776) puisque, comme le fait remarquer
Kripke, il est très proche de celui de Wittgenstein. Hume se demandait
ce qui permettait d'établir des connexions nécessaires entre
des événements. Par exemple, si l'on voit sur un tapis de
billard une boule s'avancer en direction d'une autre boule qui est immobile,
on aura tendance à penser qu'à partir du choc la deuxième
boule se mettra en mouvement. Mais qu'est-ce qui nous permet de faire une
telle déduction ? Rien, en effet, dans la cause (le
mouvement de la première boule) n'implique l'effet (le mouvement
de la deuxième boule). Il n'est pas possible de déduire logiquement
le mouvement de la seconde à partir de la première. On ne
voit rien qui relie les deux événements en question si ce
n'est qu'ils se succèdent.
La réponse
de Hume est que seule l'habitude de voir tel type d'événements
associé à tel autre type d'événements nous
permet d'établir une connexion de causalité entre deux événements
particuliers. Si A et B sont deux types d'événements qui
sont pour nous conjoints depuis toujours, alors nous sommes conditionnés
à attendre un événement de type B chaque fois que
nous nous trouvons en présence d'un événement de type
A. Cela veut dire qu'il n'est plus possible de considérer un événement
particulier comme « cause » d'un autre événement particulier
sans faire référence à un ensemble d'autres événements.
La notion de cause ne s'applique plus aux événements considérés
isolément et en eux-mêmes.
On voit que cette
solution est très proche de la solution wittgensteinienne. Hume
ne nie pas que la boule de billard fera se mouvoir l'autre boule, mais
il nous oblige à reconnaître qu'on ne peut le déduire
du simple mouvement de la première boule. De même, Wittgenstein
ne nie pas le fait que l'on puisse dire qu'un tel utilisait telle règle
de calcul, mais il nie qu'il existe des faits privés qui puissent
corroborer une telle affirmation. Ce qui est nié c'est l'idée
qu'une personne qui suit une règle donnée doit être
analysée uniquement en termes de faits se rapportant à elle
et à elle seule, sans référence à son appartenance
à une collectivité.
Mais si ce scepticisme
fort déroutant ne vous convainc pas, il vous reste à lire
ce livre de Saul Kripke. Car dans un style simple l'auteur se fait l'avocat
des arguments qui le justifient. De toute façon, vu l'importance
de ce thème chez Wittgenstein, ce livre peut aussi être considéré
comme une introduction à sa pensée.
Thomas LEPELTIER,
le 2 juin 1998.
Renseignements divers sur le livre :
Index
176 pages
ISBN 2.02.017279.8
130 FF (1998)