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de
Thomas Lepeltier

UNE  HISTOIRE  POLITIQUE  DU  CHIISME


à propos de :
Le chiisme.

de Heinz HALM

Traduit de l'allemand
par Hubert Hougue
PUF (Islamiques), 1995.

Édition originale : 1988.

      Le monde musulman est composé majoritairement de sunnites et, pour un dixième environ, de chiites. Les uns comme les autres s'accordent pour dire que Muhammad constitue le Sceau de la prophétie, c'est-à-dire qu'après lui il n'y pas eu et il n'y aura plus d'Envoyé chargé d'annoncer une sharî'at, une Loi divine, aux hommes. Mais une différence radicale les oppose. On peut dire, en simplifiant, que si les sunnites se concentrent sur ce passé prophétique désormais clos et en retirent surtout un code de vie moral et social, les chiites, au contraire, ont tendance à chercher un sens caché dans la Révélation. À cette importance que prend, chez les chiites, la lecture, non pas simplement exotérique, mais aussi ésotérique du Coran, s'ajoute la vénération qu'ils vouent à leurs guides spirituels et politiques, les imâms. C'est à ces derniers, en effet, qu'il revient d'expliciter et de transmettre le sens caché de la Révélation. Au cycle des prophètes (d'Adam à Muhammad en passant par Jésus) succède donc le cycle des imâms qui a commencé avec 'Alî, cousin et gendre du Prophète Muhammad. Ce cycle doit se conclure lorsque le dernier imâm explicitera tous les sens cachés de la Révélation divine et « comblera la terre de justice et d'équité ». Malheureusement, pour le chiisme duodécimain -- la branche dominante du chiisme, qui est actuellement religion d'État en Iran --, le douzième et dernier imâm a été dérobé à la vue des fidèles au Xe siècle. C'est pourquoi les chiites duodécimains attendent depuis lors son retour.
       Ce ne sont toutefois pas ces différences, fondamentales sur le plan religieux, qui ont été historiquement à la source du schisme entre les sunnites et les chiites. La séparation est née d'une querelle, au sein de la toute jeune communauté des musulmans, concernant la désignation de son chef politico-religieux. Ce n'est qu'ensuite, comme nous le raconte Heinz HALM dans ce livre précis et rigoureux (voir  sommaire), que le groupe le plus faible -- les chiites -- développa des particularités qui allaient au-delà de la cause même de la scission. D'où l'intérêt qu'il y a à suivre dans le détail l'histoire de cet islam chiite qui, persuadé d'être le champion de la cause des « humiliés » contre les « puissants », est encore très turbulent de nos jours sur le plan politique.

       Quand Muhammad mourut en 632, il n'avait pris aucune disposition concernant sa succession. Les membres de sa communauté mirent alors à leur tête, comme « successeur » ou khalîfa du Prophète, Abû Bakr, un proche de Muhammad qui avait, en sa compagnie, fui la Mekke pour Médine en 622 -- et qu'on appelle pour cette raison un Expatrié ou Exilé. À la mort de ce premier calife, en 634, ce fut au tour d'un autre Expatrié, 'Umar, d'être choisi. C'est sous son règne (634-644) que se situe la première phase de l'expansion de l'islam au-delà de la péninsule arabique. Au cours de cette conquête, de nombreuses possessions de l'Empire byzantin et de l'Empire sassanide furent annexées : en 635 Damas fut occupée ; en 638 c'était Jérusalem qui tombait ; en 639 la Mésopotamie était conquise ; en 642 c'était au tour de l'Égypte de tomber...
       À la mort de 'Umar en 644, 'Uthmâm, autre Expatrié, fut élu calife. C'était un converti de la première heure, issu pourtant d'un clan important de l'aristocratie mekkoise farouchement opposé aux premières prédications de Muhammad : les Omeyyades. Or, une fois au pouvoir, 'Uthmâm favorisa les membres de son clan au point qu'une grande partie des provinces nouvellement conquises se retrouva dans leurs mains. Cela exacerba les rivalités et en 656 des musulmans mécontents assassinèrent le calife. C'est alors qu'à Médine fut élevé au rang de calife celui en qui les chiites voient le successeur légitime de Muhammad, 'Alî (1ier Imâm). Le mot arabe shî'a d'où vient le mot « chiite » ne signifie rien d'autre que « parti »: shî'a 'Alî, « le parti de 'Alî». 'Alî était le cousin du Prophète, mais aussi le mari de sa fille, Fâtima, dont il eut deux fils, al-Hasan (2ième Imâm) et al-Husayn (3ième Imâm). Mais les partisans du clan omeyyade, accusant 'Alî d'être complice de l'assassinat de 'Uthmâm, contestèrent cette élection et quittèrent Médine pour la Syrie où Mu'âwiya, cousin du défunt et gouverneur de la province, prit la tête des adversaires du nouveau calife.
       'Alî pouvait compter sur les villes-garnisons de Koufa et Basra (situées en Irak), sortes de camps militaires, fers de lance de la conquête islamique, d'où partaient les tribus arabes vers l'Iran. Il rassembla alors ses partisans et affronta l'armée de Mu'âwiya durant l'été 657 à Siffîn, sur le moyen Euphrate. Mais devant l'enlisement du conflit, il fut décidé que ce dernier serait tranché par deux arbitres neutres. Ces derniers se rencontrèrent en 659 et reconnurent qu'aucun acte contraire aux commandements divins ne pouvait être reproché à 'Uthmân et que 'Alî, jugé co-responsable de l'assassinat illégitime du calife, devait être déchu de son pouvoir. À la suite de quoi, Mu'âwiya se fit proclamer calife en 660 (c'était le début de la dynastie omeyyade), alors que 'Alî tomba, en 661, sous les coups d'un de ses anciens partisans.
       Ce n'est pas pour autant que les divisions allaient se résorber. Refusant de prêter allégeance à Mu'âwiya, les partisans de 'Alî se regroupèrent à Koufa derrière al-Hasan, l'aîné de ses fils. À l'arrivée du calife de Damas, ce dernier refusa toutefois le combat, par amour pour la paix, dit-on. Mu'âwiya fit alors son entrée à Koufa et al-Hasan renonça publiquement au pouvoir au profit des Omeyyades. Il quitta alors l'Irak et vécut à Médine jusqu'à sa mort en 670 ou 678. Mais quand, peu avant sa mort en 680, Mu'âwiya désigna son fils Yazîd ibn Mu'âwiya pour successeur -- première tentative d'instituer un califat héréditaire --, les ressentiments contre le clan omeyyade se conjuguèrent à l'hostilité qu'éprouvaient les tribus de l'Irak envers l'hégémonie syrienne. Aussi les partisans de 'Alî en appelèrent-ils à son second fils, al-Husayn. Ce dernier, qui vivait à la Mekke, prit alors le chemin de Koufa. Or, sur la route, refusant de faire allégeance à Yazîd, il dut livrer combat dans la plaine de Karbala à des troupes dépêchées par ce dernier. En nombre bien inférieur, al-Husayn et ses hommes furent massacrés (680).
       À la mort de Yazîd en 683, le fils d'un ancien rival de 'Alî résidant à la Mekke, Ibn al-Zubayr, se proclama calife et obtint le soutien de Basra et de Koufa. Toutefois, et ce depuis la mort d'al-Husayn, les espoirs des chiites de Koufa se portaient sur un troisième fils de 'Alî, Muhammad ibn al-Hanafiya (4ième et dernier Imâm pour le kaysanisme ; cf. ci-dessous) ; fils qu'il n'avait pas eu avec Fâtima, la fille du Prophète, mais avec une autre épouse de la tribu des Hanîfa. Or, un Arabe résidant à Koufa, al-Mukhtâr, se présenta comme le préfet de ce Muhammad ibn al-Hanafiya qui vivait à Médine et qu'il qualifia d'al-mahdî ou « le bien guidé », par opposition aux supposés usurpateurs (l'Omeyyade de Damas et Ibn al-Zubayr). Il prit le pouvoir dans la ville en 685, mais Muhammad refusa toutefois de venir à Koufa prendre la succession de son père 'Alî. En tout cas, le gouverneur de Basra -- frère de Ibn al-Zubayr -- dépêcha une armée contre Koufa et reprit la ville en 687. Le « Mahdi » Muhammad ibn al-Hanafiya désavoua alors le soulèvement mené en son nom et quelques années après la défaite sanglante d'Ibn al-Zubayr face au calife omeyyade (692), il vint faire allégeance à Damas (697); il vécut ensuite paisiblement à la Mekke jusqu'à sa mort.
       Pourtant, quand celle-ci survint en 700, naquit chez certains chiites de Koufa, autour d'un certain Kaysân, l'espoir que le Mahdi annoncé par al-Mukhtâr n'était en réalité que soustrait aux yeux du monde et vivait caché ; dans un proche avenir, il sortirait triomphant de sa cachette, réunirait ses partisans, écraserait ses ennemis pour établir le pouvoir du véritable islam et « comblerait la terre de justice et d'équité ». On voit ainsi véritablement pour la première fois prendre forme la notion d'attente du Mahdi, caractéristique du chiisme. C'est ce modèle, de l'occultation et du retour attendu du véritable imâm, développé par les kaysanites (de Kaysân) qui allait être repris plus tard par les autres branches du chiisme ; mais au lieu de ne reconnaître que quatre imâms, elles en reconnaîtront soit sept, soit douze, d'où les noms de chiisme septimain et chiisme duodécimain.
       Depuis la défaite d'al-Mukhtâr, l'opposition des chiites au califat omeyyade ne se manifesta plus ouvertement, et ceci pendant près de quarante ans. Les descendants d'al-Husayn ne jouèrent aucun rôle politique: son fils aîné était mort à Karbala; quant à son fils cadet, 'Alî Zayn al-'Abidîn (4ième Imâm), mort vers 713, et au fils de ce dernier, Muhammad al-Bâquir (5ième Imâm), mort vers 733, ils restèrent tranquillement à Médine. Mais à partir de 740, l'agitation reprit à partir de Koufa et de quelques foyers iraniens. Étrangement, c'était sous la bannière d'un imâm encore anonyme -- mais qui devait toutefois « sortir » de la tribu des Hachimides à laquelle appartenaient le Prophète Muhammad et son cousin 'Alî -- qu'on enjoignait à toutes les forces anti-omeyyades de se réunir.
       Ce n'est qu'en 744 toutefois que le pouvoir omeyyade fut sérieusement ébranlé par l'assassinat de son calife. Cette mort entraîna une première rébellion à Koufa où un certain 'Abd Allâl ibn Mu'âwiya, descendant du frère de 'Alî, fut élevé à la dignité d'imâm. Mais ne pouvant s'imposer dans la ville, il gagna le haut plateau iranien. Après trois années de lutte contre les troupes gouvernementales, il fut éliminé par un rival, Abû Muslim. Toutefois ses partisans le crurent dérobé aux yeux du monde. C'est la première fois, mais non la dernière, que le modèle de l'occultation et du retour attendu du véritable imâm, appliqué précédemment à Muhammad ibn al-Hanafiya, se trouva transposé sur une autre personne. En tout cas, l'agitation continuait en Iran, orchestrée notamment par Abû Muslim qui oeuvrait discrètement en faveur des Abbassides, descendants de l'oncle de Muhammad. Rassemblant autour de lui les chiites au nom de l'imâm anonyme, il réussit rapidement à asseoir son pouvoir sur l'Iran oriental, et entama une marche vers l'ouest. Et en 749, il rentra victorieusement dans Koufa après avoir battu les troupes de Damas (c'était la fin de la dynastie omeyyade).
       Les chiites de Koufa, croyant pouvoir introniser un calife de leur choix, firent appel à Ja'far al-Sâdiq (6ième Imâm), fils de Muhammad al-Bâquir le 5ième Imâm. Mais celui-ci refusa cette offre. De toute façon, pendant ce temps, un membre des Abbassides, Abû l-'Abbâs, se fit proclamer calife avec l'appui de Abû Muslim (c'était le début de la dynastie abbasside). Éliminé en 754, son frère Abû Ja'far lui succèda et, pour se soustraire à l'influence du milieu chiite de Koufa, fonda en 762 une nouvelle capitale, Bagdad. C'était la consternation chez les chiites: ils avaient certes atteint leur objectif, qui était de renverser les « usurpateurs » omeyyades, mais le pouvoir était tombé aux mains d'une nouvelle dynastie d'« usurpateurs » puisqu'elle ne descendait pas de 'Alî. Ayant le sentiment d'avoir été trahis, les chiites firent du califat des Abbassides, jusqu'à sa chute en 1258 lors de la conquête mongole, leur adversaire principal.
       À la mort de Ja'far al-Sâdiq, en 765, les chiites furent confrontés à un problème de succession. La fils cadet de Ja'far, Ismâ'îl, apparemment désigné par son père pour être son successeur, était mort avant lui. Cela n'empêcha pas certains groupes de chiites de le tenir pour le septième et dernier imâm en lui appliquant le modèle de l'imâm occulté. Toutefois, parmi tous ceux qui reconnurent qu'Ismâ'îl était le successeur légitime de son père, certains firent continuer la lignée des imâms et la plupart, en attribuant une place à part à 'Alî, ne l'ont finalement considéré que comme le sixième imâm -- c'est le fils d'Ismâ'îl qui était alors le septième imâm. Mais quelles que soient ces divergences, on les appelle tous des « ismaéliens » ou « chiites septimains ». De toute façon, c'est vers le fils cadet de Ja'far al-Sâdiq, Mûsa al-Kâzim (7ième Imâm pour le chiisme duodécimain), que la grande majorité des chiites se tourna. Né en 745, il fut maintenu en captivité en Irak, de 793 jusqu'à sa mort en 799, par le célèbre calife Hârûn al-Rashîd.
       Le fils de Mûsa al-Kâzim, 'Alî al-Ridâ (8ième Imâm), né à Médine, fut aussi détenu en captivité dans l'est iranien. De manière surprenante, le calife abbasside le déclara toutefois héritier du trône et le maria à une de ses filles. Mais c'était sans compter sur les princes de Bagdad qui, ainsi écartés de la succession, se soulevèrent. Et, en 818, dans le conflit qui opposa le calife à ses fils, 'Alî al-Ridâ trouva la mort. Quant à son fils, Muhammad al-Jawâd, au fils de ce dernier, 'Alî al-Hâdî, et à son arrière petit-fils, al-Hasan al-'Askarî (successivement 9ième, 10ième et 11ième Imâms), ils moururent eux aussi en captivité. Ainsi, Ja'far al-Sâdiq fut le dernier imâm à mourir à Médine ; tous les imâms qui l'ont suivi moururent en Irak, détenus par les Abbassides.
       Avec la mort du onzième imâm en 873, le chiisme entra dans un période de confusion : l'imâm ne laissait en effet aucun fils derrière lui. Pourtant, petit à petit, émergea la thèse qu'il avait en réalité eu un fils, qui s'appelait Muhammad (12ième Imâm) comme le Prophète, et qu'il l'avait, par prudence, dissimulé aux yeux du calife et dont seuls quelques initiés connaissaient l'existence. Depuis la mort de son père, le douzième imâm était donc occulté. Dans un premier temps, l'idée qu'il reviendrait dans un futur proche et que d'autres imâms lui succéderaient était acquise. Mais devant une absence qui s'éternisait, le sens de l'« occultation » du douzième imâm se transforma. Et puis se posait l'épineux problème de savoir qui devait diriger la communauté jusqu'à son retour. Dans un premier temps, des « hommes de confiance » représentaient successivement l'imâm caché. Mais à la mort du quatrième, en 941 -- près de soixante-dix ans après la mort du onzième imâm --, cette fonction de représentant fut abandonnée. Il fut alors admis que c'était l'imâm lui-même qui se serait complètement retiré face à la tyrannie et à l'oppression croissantes dans le monde ; c'était le début de la « grande occultation ». On vit alors se développer l'idée que lors de sa réapparition future, l'imâm mènerait les chiites à la victoire contre tous leurs adversaires et transformerait la terre en paradis. La date n'était pas fixée, mais tout semblait désigner le jour anniversaire du martyre d'al-Husayn à Karbala. Or, ce règne du douzième imâm, en cette fin du XXe siècle, les chiites duodécimains l'attendent toujours...

       Voilà esquissée l'histoire du chiisme « primitif » telle que nous la raconte Heinz Halm dans ce livre de référence. Mais l'auteur ne s'arrête pas au Xe siècle. Avant d'aborder les différentes branches du chiisme, il décrit aussi le développement du chiisme duodécimain, tant dans ses aspects juridiques et politiques qu'historiques, et cela jusqu'à la mise en place de la république islamique d'Iran par l'ayatollah Khomeynî, en 1979. Cette mise en perspective donne tout son relief à la relation complexe et souvent conflictuelle qu'a entretenu le chiisme avec le pouvoir. En quelques mots et en nous limitant au chiisme duodécimain, disons qu'après avoir subi l'oppression des omeyyades, puis des abbassides, le chiisme a bénéficié, au milieu du Xe siècle, de l'affaiblissement de ces derniers. Ensuite, quand les Turcs seljoukides, champions du sunnisme, eurent conquis l'Iran et pris le pouvoir à Bagdad, au milieu du XIe siècle, sa situation fut moins favorable. Mais cela ne l'empêcha pas de se développer, surtout en Iran. L'invasion des Mongols eut, quant à elle, une importance fondamentale sur deux points: elle mit fin à la puissance des ismaéliens, c'est-à-dire des chiites septimains qui étaient devenus les adversaires des chiites duodécimains, et elle renversa le califat abbasside de Bagdad (1258). Mais bien que les sympathies des Mongols se tournaient souvent vers le chiisme duodécimain, leur Empire ne devint jamais un État chiite. À la fin de la domination mongole, en 1335, l'Iran et l'Irak rentrèrent dans une période d'instabilité politique et de guerres permanentes où aucune autorité religieuse ne réussit à s'imposer. Il fallut alors attendre 1501 pour voir en Iran la constitution d'un État chiite par les Safavides. En se prétendant parent et seul représentant légitime de l'imâm caché, le chef de cette dynastie -- dénommé chah -- se présenta alors comme l'autorité religieuse suprême du chiisme et imposa cette religion à tout le pays en s'appuyant sur les savants en matière religieuse, c'est-à-dire sur les mollas et les oulémas. Or, si à ses débuts l'État safavide réussit à subordonner l'influence de ce clergé naissant à la puissance de son pouvoir central, ces religieux se transformèrent rapidement en une force de contestation importante. La chute de l'Empire safavide en 1722, en faisant disparaître une dynastie auréolée du charisme que lui conférait le fait de descendre du Prophète et du septième imâm, permit au clergé iranien d'accroître son autonomie. La réunification de l'Iran en 1794 par la tribu turkmène des Kadjars -- pro-chiites mais ne descendant pas de 'Alî -- n'atténua pas la tendance du clergé à se hiérarchiser, à placer une autorité suprême à sa tête et à s'attribuer progressivement les prérogatives des imâms. Et au cours du XIXe siècle, alors que l'État iranien faisait appel aux investisseurs étrangers en leur accordant concessions et privilèges, le clergé se présenta de plus en plus comme le défenseur des intérêts du peuple à la fois contre les puissances étrangères et contre l'absolutisme du chah. Les oulémas jouèrent ainsi un rôle de premier plan dans les multiples conflits qui opposaient la société iranienne à la politique des Kadjars. Mais ce n'est qu'après la Première Guerre mondiale que le régime de ces derniers, affaibli par des conflits séparatistes, fut renversé. Le nouveau chah d'Iran, Reza Khan, qui fonda la dynastie des Pahlavis, allait, après avoir essayé de se concilier les oulémas pour asseoir son pouvoir, être leur farouche adversaire. Son ambition était de réformer l'État iranien sur le modèle européen, un peu comme Kemal Atatürk en Turquie, et de faire reculer l'influence du clergé. Cette entreprise, qui passa par le renforcement de l'absolutisme, bénéficia dans un premier temps d'un relatif retrait des oulémas de la scène politique. Toutefois, la mise en cause de certaines de leurs prérogatives, notamment financières, la laïcisation de la société et l'autoritarisme croissant du pouvoir entraînèrent de nouveau les oulémas sur le chemin de la contestation politique. Et, en 1963, on vit même l'ayatollah Khomeynî oser revendiquer l'abolition de la monarchie. Ce n'est pourtant qu'à partir de 1979, sur fond de crise économique, et à la suite de grandes manifestations anti-gouvernementales, que le régime du chah s'écroula. Profitant de son soutien populaire et fort du charisme de l'ayatollah Khomeynî, le clergé chiite réussit alors à éliminer l'opposition non religieuse et à imposer la République Islamique d'Iran. C'était, pour ceux qui prétendaient représenter le douzième imâm, une façon de préparer son retour...

Thomas LEPELTIER,
le 19 décembre 1999.


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Sommaire

Introduction
I. Les débuts du chiisme.
II. L'imamisme ou chiisme duodécimain, jusqu'au XVe siècle.
III. L'imamisme ou chiisme duodécimain du XVIe siècle à nos jours.
IV. Le chiisme extrémiste.
V. L'ismaélisme ou chiisme septimain.
VI. Le zaydisme.
Bibliographie
Index
 284 pages
ISBN 2 13 047020 3
98 FF (1999)