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QUE PENSER
DE LA PSYCHANALYSE ?
à propos de :
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Les fondements de la psychanalyse.
Une critique philosophique.
d'Adolf GRÜNBAUM
(Traduit de l'anglais par Jean-Claude
Dumoncel, et révisé par Élisabeth
Pacherie)
PUF (Sciences Modernité Philosophies), 1996.
Édition originale : 1984.
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Et si la psychanalyse
n'était qu'une escroquerie totalement dépourvue de valeur
scientifique ? Et si la méthode thérapeutique
qu'elle développe -- à savoir qu'il faut prendre conscience
des traumatismes infantiles pour éliminer leurs effets pathogènes
-- n'était qu'une mystification ? Posées ainsi
ces questions peuvent sembler provocatrices. Il n'en demeure pas moins
que la question de la validité de la psychanalyse se pose à
tous ceux qui l'étudient de près. Sur quoi se base-t-elle
pour établir qu'il existe un lien entre la sexualité infantile
et les névroses adultes ? À partir de quelles
données empiriques peut-elle établir que le rêve a
presque toujours pour origine la satisfaction d'un désir ?
Ou encore, comment être sûr que l'association libre permet
de rappeler à la conscience des souvenirs refoulés
? Autant de questions que pose Adolf GRÜNBAUM dans ce livre
complexe pour éprouver les fondements théoriques de la psychanalyse.
Disons tout de suite que son bilan est très négatif. Non
pas que Grünbaum rejette les thèses psychanalytiques, mais
il défend l'idée qu'elles manquent de toute base empirique.
La psychanalyse apparaît donc à ses yeux comme une théorie
directement sortie de l'imagination intellectuelle de Freud et toujours
en attente de la moindre confirmation...
Pour les épistémologues,
la question de la validité scientifique de la psychanalyse semblait
avoir été depuis longtemps tranchée par Karl POPPER
(1902-1994). Pour ce dernier, une discipline est scientifique s'il
est envisageable de la réfuter. Par exemple, elle doit être
capable de faire des prédictions que les données expérimentales
pourront éventuellement contredire. En quelque sorte, pour qu'une
discipline soit scientifique, l'expérience doit être capable
de lui dire "non", ce qui l'oblige régulièrement à
revoir certaines de ses hypothèses pour affronter de nouveau le
verdict de l'expérience. Elle s'affine ainsi en se réformant.
Or, c'est justement, selon Popper, ce qui ne se produit pas avec la psychanalyse.
Il n'y aurait pas de comportement humain concevable qui puisse la contredire
; tout comportement humain pourrait même être revendiqué
comme une confirmation de la théorie. L'exemple le plus frappant
est quand Freud estime que si un patient est d'accord avec l'interprétation
de l'analyste, cela prouve le bien fondé de cette interprétation,
mais que s'il n'est pas d'accord, ce n'est là qu'un signe de sa
résistance à la théorie, ce qui en fournit une confirmation
supplémentaire. La psychanalyse pourrait donc dire ce qu'elle voudrait
sans jamais être contredite.
Grünbaum veut
bien reconnaître que parfois certains psychanalystes semblent chercher
à s'immuniser contre toute réfutation, mais il considère,
en opposition à Popper, que la psychanalyse peut néanmoins
être testée sur plus d'un point. Par exemple, Freud affirme
qu'un amour homosexuel refoulé est une condition nécessaire
pour que quelqu'un soit un paranoïaque. Or, comme Freud le reconnaît
lui-même, il suffirait de trouver quelqu'un qui soit ouvertement
un homosexuel et qui soit en même temps un paranoïaque pour
que la théorie soit réfutée. Profitons en pour rappeler
qu'on ne confirme pas la théorie en se contentant de souligner la
fréquence des thèmes à tonalité homosexuelle
dans les associations dites libres produites par les paranoïaques
durant l'analyse. Rien ne nous dit en effet que ces thèmes n'apparaîtraient
pas également chez des non-paranoïaques menant une vie bien
adaptée et ne voyant jamais un thérapeute. Quoiqu'il en soit,
il est donc possible, aux yeux de Grünbaum, d'émettre des objections
à la psychanalyse. De plus, si aucun fait empirique ne venait contredire
sa théorie, on ne comprendrait pas pourquoi Freud aurait modifié
certaines de ses hypothèses suite à des résultats
contraires à ses attentes. C'est pourquoi, une fois admis que la
psychanalyse est théoriquement réfutable, Grünbaum
peut la prendre au sérieux et lui demander des comptes.
La psychanalyse
considère que le refoulement de certaines scènes traumatisantes
ou de certains investissements affectifs de la petite enfance est responsable
de la formation de symptômes névrotiques. Elle avance alors
l'idée qu'une bonne thérapie -- voire la seule -- consiste
dans la levée cathartique de ces refoulements. C'est-à-dire
qu'elle affirme que c'est en prenant conscience de ces refoulements que
le patient peut se débarrasser des symptômes névrotiques
qu'ils occasionnent. Or, le patient qui suit une analyse oppose nécessairement
une résistance au rappel de ces souvenirs infantiles (autrement
ils ne seraient pas des souvenirs refoulés). Le rôle de l'analyste
est alors déterminant. C'est lui qui dirige l'attention du patient
sur ce qu'il est censé découvrir, c'est lui qui indique quelles
sortes de scènes de la petite enfance doivent émerger, c'est
lui qui donne au malade l'idée de ce qu'il peut s'attendre à
trouver. Ainsi, il est clair que l'analysé se trouve instruit à
l'avance de ce qu'on attend de lui. Freud reconnaissait lui-même
que pour surmonter les résistances des patients face aux interprétations
de leurs conflits inconscients, l'analyste devait utiliser le besoin qu'éprouve
tout patient de l'approbation de son médecin en tant que substitut
parental. Freud reconnaissait aussi que cette soumission affective de
la part de l'analysé cherchant de l'aide "revêt le médecin
d'une grande autorité" et "transforme les communications et conceptions
de ce dernier en article de foi". Mais cette suggestion ne devait avoir
aux yeux de Freud qu'un rôle de catalyseur dans l'exhumation des
traumatismes refoulés. Une fois les premières résistances
vaincues, l'analyse pouvait déboucher sur l'indépendance
affective du patient à l'égard du médecin. Alors,
ce qui dans les suppositions de ce dernier ne correspondait pas à
la réalité se trouvait spontanément éliminé
et une authentique prise de conscience de la part du patient était
possible. Au bout du compte, il n'était donc pas question pour Freud
de considérer qu'il puisse exister une "contamination" des souvenirs
du patient par les interprétations de l'analyste. Il en donnait
pour preuve le succès thérapeutique. Des prises de conscience
non authentiques, c'est-à-dire l'obtention de représentations
erronées de certaines scènes de son enfance, n'auraient pas
selon lui abouti à la guérison durable du patient.
Or, pour Grünbaum,
un tel argument est tout simplement sans valeur. Une telle réussite
thérapeutique -- dans le cas où elle aurait effectivement
lieu -- ne prouve rien, tant que l'on n'a pas prouvé que des fausses
prises de conscience ne peuvent pas avoir des effets bénéfiques
et durables sur le psychisme. Et à ce sujet, jamais un argument
n'a été avancé par les psychanalystes. Le doute envers
la contamination par l'analyste est donc tout à fait justifié.
D'autant plus que Freud reconnaît que le patient est, très
souvent, incapable de se souvenir de la partie de l'histoire de son enfance
qui possède une pertinence pathogène. Alors, en lieu et place
d'un souvenir exhumé par le patient, l'analyste doit essayer de
convaincre celui-ci de la vérité de la reconstruction psychanalytique.
Freud juge alors que l'adhésion du patient à cette interprétation
peut être thérapeutiquement équivalente à la
récupération du souvenir. Il se croît même autorisé
à affirmer, toujours au vu du succès thérapeutique,
que cette reconstruction correspond bien à une réalité
vécue par le patient.
Mais le succès
thérapeutique invoqué par Freud et les psychanalystes n'est
guère probant aux yeux de Grünbaum. Jamais, selon lui, on n'a
pu montrer que les bénéfices tirés d'une analyse dépassaient
ceux obtenus par des traitements conçus pour jouer le rôle
de placebo. Aussi, les "succès" thérapeutiques de la psychanalyse
pourraient très bien ne pas être dus à l'acquisition
d'une véritable connaissance de soi par le patient. Ils pourraient
tout simplement provenir des efforts du psychanalyste pour combattre la
démoralisation des névrosés, sans que soient exhumés
leurs véritables refoulements. Ce que semble montrer la psychanalyse
est que l'attachement affectif du patient à son médecin est
un atout thérapeutique. Mais l'exhumation de véritables scènes
infantiles n'est toujours pas démontrée. On est donc en droit
de suspecter que les reconstructions auxquelles aboutit une analyse sont
le fruit de l'imagination aussi bien du psychanalyste que du patient.
Concernant le refoulement,
que Freud considérait comme le pilier de tout l'édifice psychanalytique,
Grünbaum avance deux objections. Premièrement, il considère
que rien ne montre que le refoulement soit la cause de la névrose.
Freud s'appuyait sur le fait que l'extériorisation du refoulement
débouchait sur la disparition durable du symptôme névrotique.
En admettant que cette prise de conscience soit authentique -- ce qui est
fortement douteux comme on vient de le voir -- et qu'elle corresponde effectivement
à la disparition d'un symptôme, Grünbaum considère
que la possibilité d'un effet placebo est toujours présente.
Il remarque aussi qu'il ne suffit pas d'attester de l'existence du refoulement
pour conclure à son rôle supposé dans la genèse
des névroses.
Deuxièmement,
pour Grünbaum, rien ne montre que la prise de conscience des refoulements
soit la cause des guérisons. L'expérience semble même,
sur ce point, avoir réfuté -- au sens popperien -- la psychanalyse.
Freud avait en effet affirmé que seule une authentique prise de
conscience permettait d'aboutir à une guérison durable. Or,
il reconnut vers la fin de sa vie, sans revenir sur son affirmation, que
des névroses pouvaient disparaître sans traitement psychanalytique.
Il faudrait donc en conclure que la prise de conscience du refoulement
n'est pas nécessairement la cause de la guérison. Sans compter
que, d'après Freud lui-même, la prise de conscience d'un refoulement
devait se faire avec beaucoup d'émotion pour être efficace.
Ce ne serait donc pas forcément le rappel d'un événement
passé mais la levée d'une inhibition affective, ne provenant
pas forcément de la petite enfance, qui serait responsable de la
guérison.
Freud ne s'embarrassa
guère de ces doutes. Extrapolant de façon indue, aux yeux
de Grünbaum, cette étiologie des névroses, il postula
aussi que les refoulements étaient responsables des lapsus et des
actes manqués en général, ainsi que des rêves.
Selon lui, le lapsus serait un symptôme névrotique traduisant
un compromis entre d'une part un motif refoulé qui surgirait inopinément,
et d'autre part l'intention consciente d'émettre un certain énoncé.
Par exemple, Freud avance qu'une anxiété refoulée
peut être à l'origine de l'oubli d'un mot dans une citation.
Pour le justifier, il montre qu'en poussant celui qui a commis le lapsus
à faire des associations d'idées à partir du mot qu'il
avait oublié, on arrive à déceler chez lui une anxiété.
Or, dans le célèbre exemple qu'il donne, où un jeune
homme citant un vers de l'Énéide oublie un mot, l'anxiété
n'a rien de refoulé : c'est un soucis présent
à l'esprit du jeune homme ; tout simplement la peur
que sa maîtresse ne soit enceinte. Il est normal que le jeu des associations
aboutisse à une préoccupation de celui qui le pratique. L'inconscient
n'a rien à voir là-dedans. Les autres exemples de Freud sont
tout aussi peu probants, et montrent que l'association dite libre -- en
réalité fortement dirigée par l'analyste -- ne fait
guère apparaître que des éléments déjà
préconscients. De toute façon, si un refoulement émergeait
à la conscience, via des associations libres déclenchées
par la conscience qu'a le sujet de son acte manqué, cela ne prouverait
pas que la présence préalable de ce refoulement soit à
l'origine de l'acte manqué. Par ailleurs, Freud n'a jamais étayé
la thèse que la levée d'un refoulement auquel il attribuait
un acte manqué entraînait la fin de l'apparition de ce dernier.
Il faut donc en conclure que, même si les refoulements découverts
au moyen de l'association dite libre sont authentiques, rien n'indique
qu'ils soient responsables des actes manqués. Sans compter qu'il
existe des explications concurrentes. La plus simple consiste à
montrer qu'un mot peut venir à la place d'un autre tout simplement
parce qu'il est plus familier, ou parce qu'il vient par anticipation de
ce que le locuteur a à dire...
Quant aux rêves,
Freud considère qu'ils doivent être considérés
comme des simulations d'accomplissement de désirs refoulés
sous une forme déguisée, et qu'ils apportent ainsi au dormeur
quelques satisfactions de substitution. Mais là aussi Freud ne justifie
nullement comment des désirs refoulés peuvent être
responsables de l'instigation des rêves. Si cela était pertinent,
on devrait pouvoir montrer qu'un patient, parvenant à une saisie
consciente de ses désirs auparavant refoulés, ressentirait
une réduction de sa production onirique. Si ce n'est pas le cas,
et il ne semble pas que cela soit le cas, il faudrait en conclure que la
théorie freudienne du rêve est fausse. Si on veut à
tout prix la sauvegarder, c'est-à-dire si l'on accepte que les désirs
refoulés produisent des rêves même quand le patient
en est devenu conscient, il faut dans ce cas supposer que les refoulements
peuvent encore être responsables des névroses même quand
ils ont été levés. Mais alors, c'est toute la psychanalyse
qui s'écroule.
Il faut aussi rappeler
que Freud reconnaissait lui-même que certains rêves semblaient
contraires aux désirs du dormeur. Mais loin de contredire sa thèse
sur les rêves, de telles "réfutations" étaient incorporées
à sa théorie. Freud tombait ainsi dans le travers que lui
avait reproché Popper. Si le rêve portait sur la mort d'un
être cher, Freud l'interprétait comme l'accomplissement d'un
désir de la petite enfance du rêveur où la mort de
cette personne était effectivement souhaitée. Si le rêve
portait sur la propre mort du rêveur, Freud l'interprétait
comme un désir d'auto-punition. Ou encore, si le rêve allait
manifestement à l'encontre de tous les désirs du rêveur,
Freud l'interprétait comme le désir du rêveur que lui-même,
Freud, ait tort. Ainsi, dans tous les cas, Freud affirme que le non-accomplissement
apparent d'un désir indique l'accomplissement d'un désir
sous-jacent. Il y a de quoi rester dubitatif devant de tels raisonnements.
Faut-il en conclure
que la psychanalyse n'est qu'une mystification ? Grünbaum
semble tout prêt à le penser. Il laisse néanmoins la
porte ouverte pour qu'elle se défende et qu'elle avance quelques
données empiriques à l'appui de ses thèses. Pour l'instant
il considère que, face aux accusations de contamination, elle n'a
pas été capable de montrer que sa méthode thérapeutique
était un moyen fiable de se rafraîchir la mémoire.
Il considère qu'elle ne tient pas compte du caractère étonnamment
malléable de la mémoire humaine (on peut avoir des pseudo-souvenirs
d'événements qui ne sont jamais arrivés), que ce soit
sous l'influence de croyances, d'anticipations théoriques ou de
questions orientées. Le seul argument que Freud mettait en avant
pour échapper à cette critique était le succès
thérapeutique. Mais Grünbaum considère que la thérapie
psychanalytique n'a jamais montré une meilleure efficacité
que des traitements jouant un rôle de placebo. Quand bien même
ces doutes ne seraient pas justifiés, la théorie du refoulement,
des actes manqués et des rêves ne lui semble pas du tout fondée.
La théorie psychanalytique n'a jamais rendu crédible la fonction
pathogène du refoulement, ni la valeur thérapeutique de la
prise de conscience de ces mêmes refoulements. En ce qui concerne
la théorie des lapsus ou des rêves, Grünbaum considère
qu'elle n'est qu'une extrapolation gratuite de Freud que pour l'instant
rien ne justifie. Alors si l'on considère en plus que les souvenirs
exhumés par la méthode psychanalytique ne sont pas fiables,
il est clair que ces dernières thèses deviennent extrêmement
douteuses.
L'étude de
Grünbaum semble donc bien accablante pour la psychanalyse. Dans une
argumentation serrée, ce qui rend le livre difficile, il discute
point par point des justifications avancées par Freud et ses épigones
pour la défendre. Notamment, il consacre de nombreuses pages à
la défense herméneutique de la psychanalyse formulée
par Jürgen Habermas et Paul Ricoeur. Ces derniers voulaient la soustraire
à toute critique fondée sur la notion de causalité.
Ils y voyaient en effet l'expression d'un scientisme dépassé
et considéraient qu'il fallait plutôt chercher à comprendre
les phénomènes humains par des méthodes comme l'empathie
et l'auto-évidence intuitive. Mais Grünbaum met en avant la
mécompréhension que ces philosophes auraient des questions
épistémologiques et les contradictions dans lesquelles ils
s'enfermeraient. C'est pourquoi il n'existe pas encore, aux yeux de Grünbaum,
une véritable défense de la psychanalyse.
Tout le monde ne
sera pas forcément d'accord avec une telle conclusion. Quoiqu'il
en soit, en se montrant exigeant avec la psychanalyse, Grünbaum a
le mérite de poser de bonnes questions et de nous faire réfléchir.
À chacun maintenant de porter un regard critique aussi bien sur
la psychanalyse que sur l'étude de Grünbaum elle-même.
Thomas LEPELTIER,
le 6 décenbre 1998.
Renseignements divers sur le livre :
Bibliographie
Index des notions
Index des noms
488 pages
ISBN 2 13 047548 5
248 FF (1998)