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PEUT-ON SE PASSER
DE LA NOTION DE
FINALITÉ ?
à propos de :
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D'Aristote à Darwin et retour.
Essai sur quelques constantes
de la biophilosophie.
par Étienne GILSON
Vrin (Essais d'art et de philosophie), 1971.
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Y a-t-il de la finalité
dans la nature ? Doit-on considérer toute chose comme
le résultat d'une opération mécanique ?
Peut-on se contenter de chercher comment les choses se produisent,
sans rien supposer de leur pourquoi ? On sait que le
développement de la science moderne s'est accompagné d'un
rejet de la notion de finalité. Il est néanmoins difficile
de s'en passer dès que l'on aborde le vivant. Pour comprendre le
fonctionnement d'un organe, il faut en effet comprendre sa fonction, c'est-à-dire
qu'il faut considérer l'organe en vue de sa fin. Ce n'est peut-être
pas une notion scientifique, mais peut-on pour autant en faire l'économie
? Pour Aristote, il était clair qu'il fallait la mettre au
coeur de l'approche du vivant. Darwin, au contraire, la rejetait et voyait
le vivant s'organiser suivant des processus aléatoires. Mais, comme
nous le montre Étienne GILSON (1884-1978) dans ce livre
plein de finesse, il est plus facile de nier la finalité que de
véritablement s'en passer. Pour comprendre cette difficulté,
il nous invite à parcourir l'oeuvre de quelques grands naturalistes
et biologistes à la lumière des réflexions d'Aristote.
On croit souvent
à tort que la notion de finalité précède historiquement
la notion de causalité mécanique. Descartes aurait ainsi
inauguré la physiologie mécaniste en éliminant la
biologie finaliste d'Aristote. Or, c'est d'abord Aristote qui a rejeté
les explications mécanistes, les tenant pour définitivement
dépassées, et qui a introduit la notion de finalité
pour rendre compte de l'organisation du vivant. Le hasard évoqué
par ses prédécesseurs ou contemporains ne lui paraissait
pas une notion satisfaisante. Recourant plus aux êtres réels
qu'aux principes abstraits, il faisait par exemple remarquer que l'homme
n'était pas engendré par le hasard, mais par un autre homme.
Partant du vivant pour comprendre le vivant, Aristote remarquait ainsi
qu'on ne pouvait que constater que celui-ci s'organisait selon un certain
ordre.
Aristote comparait
aussi le vivant avec l'art (au sens de tekhnê). Or un objet
est fabriqué en vue d'une fin, il n'apparaît pas spontanément.
La première des causes de sa réalisation est même sa
fin. La nature apparaissait à Aristote procéder de manière
semblable. Il ne s'agissait point d'un anthropomorphisme naïf
: ce n'était que l'humble reconnaissance de l'impossibilité
de penser autrement qu'à partir de sa propre expérience.
Et notre expérience nous montre bien les êtres vivants se
constituer selon un certain ordre et un certain plan. L'art n'est donc
qu'un cas particulier de la nature. C'est l'art qui imite la nature, et
non la nature qui imite l'art. Avec la différence que l'homme conçoit
à l'avance la fin de l'objet non encore existant, alors que pour
la nature nul n'en connaît les fins. Est-ce pour autant qu'il faille
considérer que la finalité de la nature n'existe pas
? On peut à la rigueur la nier, mais non démontrer
son absence.
Aussi évidente
que soit la notion de finalité pour Aristote, on peut s'interroger
sur son utilité pratique. Pour Étienne Gilson, il est clair
qu'elle n'en a pas. Mais Aristote et la scolastique ne cherchaient pas
à faire une philosophie utile. La contemplation de l'harmonie de
la nature leur paraissait préférable. Or admirer l'harmonie
qui préside à la structure des êtres vivants, c'est
être sensible à la finalité à laquelle répond
l'ordre de leurs parties. Descartes qui voulait uniquement faire oeuvre
utile avait en revanche décidé de nier la finalité.
Bacon, plus subtil sur ce point, se contentait de la considérer
inutile. La cause mécanique étant la seule qui donnait prise
sur la nature, elle devenait la seule à connaître. Reconnaître
que l'oiseau est fait pour voler, ne permet pas en effet de fabriquer une
machine volante. Ce qui importe est de savoir comment il vole. Il
n'en fallait pas plus, selon Étienne Gilson, pour que certains modernes
abandonnent toute référence à la notion de finalité.
Mais si tenir la finalité hors de la science peut être une
attitude justifiée, la mettre hors de la nature ne l'est pas forcément.
Regardons sur deux
exemples à quel point il est de toute façon difficile de
ne pas y faire référence, ne serait-ce qu'implicitement.
Commençons brièvement avec Jean-Baptiste LAMARCK (1744-1829).
Ce dernier considérait que les habitudes prises pour répondre
aux besoins étaient responsables, avec le temps, de la forme du
corps. En prenant l'habitude de se hisser pour manger des feuilles, la
girafe aurait ainsi vu son cou s'allonger. Mais reconnaître que les
organes apparaissent et disparaissent afin de satisfaire aux besoins
de l'organisme, c'était introduire, dans une théorie de l'adaptation,
la notion de finalité. Certes, on pouvait recourir à cette
notion d'adaptation sans considérer que la finalité qu'elle
impliquait procédait d'un Dieu qui l'aurait définie à
l'avance. Mais la finalité n'en était pas moins présente
à l'intérieur de la nature. Aristote ne disait rien de plus.
Le cas de Charles
DARWIN (1809-1882) est plus complexe. Étienne Gilson nous rappelle
d'abord que le célèbre naturaliste n'a pas utilisé
le mot « évolution » avant
la sixième édition de l'Origine des espèces
(1859), parue dix ans après la première. C'est que
le mot avait à l'époque un usage bien particulier. Au XVIIe
siècle, il caractérisait le développement de quelque
chose qui était défini à l'avance. Ensuite, au XIXe
siècle, il en vint à caractériser une transformation
progressive qui amène des formes nouvelles et même imprévisibles.
Il prit ce sens surtout sous l'influence d'Herbert SPENCER (1820-1903)
qui, quelques années avant Darwin, avait développé
une vaste doctrine philosophique qui prétendait qu'on pouvait tout
expliquer par l'évolution du vivant : la biologie,
la psychologie, la sociologie, la morale... Spencer était donc le
véritable fondateur de l'évolutionnisme. Darwin, quant à
lui, considérait que sa contribution la plus importante à
l'explication des formes du vivant était sa théorie de la
Sélection Naturelle, c'est-à-dire la théorie inspirée
de la théorie économique du révérend Thomas
MALTHUS (1766-1834) mais appliquée dans ce cas précis
à la biologie et qui affirmait la survie des plus aptes et l'élimination
des inadaptés. Pour se différencier de Spencer, il n'utilisa
donc pas le terme « évolution ».
Mais comme, dans l'esprit du public, ce mot s'attacha rapidement à
sa propre doctrine, Darwin en vint lui-même à l'utiliser.
En tout cas, l'hypothèse
importante de Darwin, qu'il prétendit défendre scientifiquement,
était celle de la Sélection Naturelle. Selon cette hypothèse,
des variations spontanées favoriseraient ou au contraire défavoriseraient
la survie et la reproduction de certains individus. Il en résulterait
que les formes vivantes les moins aptes disparaîtraient avec le temps,
et que les mieux adaptées, transmises par hérédité
de génération en génération, les remplaceraient.
Petit à petit, il y aurait donc transformation des espèces
anciennes en des espèces nouvelles. Mais si le principe est clair,
Étienne Gilson considère que l'opération de transformation
est difficile à comprendre dans le détail. Comment un petit
bout d'aile qui ne permet pas encore de voler pourrait-il avoir un avantage
pour la survie ou la reproduction de tel ou tel animal ? Ou,
d'une manière générale, comment de petites variations
spontanées pourraient-elles s'additionner et s'organiser d'elles-mêmes
dans une direction si seule la forme finale joue un rôle avantageux
? Darwin reconnaissait lui-même que lorsqu'il y pensait l'idée
de la formation de l'oeil lui donnait froid dans le dos. Il n'en défendait
pas moins qu'au vu du grand nombre de générations cela était
tout à fait possible. Et pour justifier une telle hypothèse
il se référait au travail des éleveurs qui «
amélioraient » la race de leurs animaux.
Il concevait en effet la Sélection Naturelle comme analogue à
la Sélection Artificielle : les espèces nouvelles
naîtraient de la nature comme il naît des formes nouvelles
dans les élevages, sauf que dans la nature, il n'y aurait pas d'éleveurs.
Étienne Gilson n'a pas de mal à faire remarquer que la Sélection
Artificielle ne crée pas d'espèces nouvelles, et surtout
que la comparaison est particulièrement mal choisie pour la simple
raison que la compétence de l'éleveur dépend de sa
capacité à sélectionner ses bêtes en vue
d'un objectif déterminé à l'avance. Il y a donc quelque
ironie à voir Darwin illustrer le rôle de la Sélection
Naturelle dans l'évolution du vivant en recourant à un exemple
de transformation planifiée. Cela ne ferait que souligner
encore une fois à quel point il est difficile de penser le vivant
sans la notion de finalité.
Est-il donc si difficile
de se passer de la finalité ? C'est du moins ce que
pense Étienne Gilson dans ce livre à la fois très
instructif et très clair. En analysant de multiples écrits
de naturalistes et de biologistes, d'une façon plus ample et plus
profonde que nous n'avons pu le faire ici, il tente ainsi de montrer les
limites du mécanisme. Il n'est pas pour autant question pour notre
philosophe, fidèle en cela à Aristote, de nier le mécanisme,
mais seulement de contester que le mécanisme puisse tout
expliquer. On peut, selon lui, ne pas vouloir utiliser la notion de finalité
dans nos explications, il n'en considère pas moins que la finalité
subsiste comme un fait à expliquer. Ainsi le biologiste, qui
tente de réduire le vivant à ses propriétés
physico-chimiques, le tout à ses parties, travaille sur de la matière
vivante déjà organisée, c'est-à-dire
déjà ordonnée en vue d'une fin. C'est qu'en
effet, pour le vivant, les parties n'existent jamais en dehors de quelque
tout. L'existence du tout semble même conditionner les parties et,
en ce sens, leur être antérieure. Autant de raisons qui poussent
Étienne Gilson à reconnaître qu'une certaine finalité
est présente dans la nature...
Thomas LEPELTIER,
le 10 janvier 1999.
Renseignements divers sur le livre :
Index des questions traitées
Index des noms de personnes
256 pages
ISBN 2-7116-0280-x
98 FF (1998)