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NAISSANCE ET HISTOIRE
DU DIEU COSMIQUE
à propos de :
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La révélation d'Hermès
Trismégiste.
II. Le Dieu cosmique.
d'André-Jean FESTUGIERE
Les Belles Lettres (Collection
d'Études Anciennes), 1990.
Édition originale : 1950.
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En admirant la
structure des êtres vivants et le ciel étoilé, on peut
être amené à considérer que le monde est beau
et harmonieux. Fascinés, certains sont allés jusqu'à
estimer qu'un tel ordre supposait un Ordonnateur ; de sorte
que, selon eux, la vue du monde conduirait naturellement à la connaissance
et à l'adoration d'un Dieu cosmique. Inversement, d'autres, plus
sensibles au désordre qui y règne, peuvent jeter un regard
négatif sur ce monde. Si, de plus, frappés par la dualité
qui semble exister entre le corps et l'esprit, ils se détournent
du premier en faveur du second, ils ont alors tendance à concevoir
un Dieu qui ne peut être directement le créateur du monde,
ou qui ne peut avoir pour fonction de le régir. Ce Dieu est éloigné
du monde, il est hypercosmique ; pour l'atteindre, la vue
du ciel n'est dès lors d'aucune utilité.
Voila deux tendances qui se retrouvent souvent dans différentes
sensibilités religieuses. Mais elles ne tombent pas du ciel, si
l'on peut dire : elles ont une histoire. Elles trouvent leur
source commune dans Platon et on les retrouve explicitement, toutes les
deux, dans les très influents écrits philosophiques de l'hermétisme,
c'est-à-dire dans les écrits attribués pendant longtemps
au Dieu Hermès et qui furent composés aux IIe
et IIIe siècles
après Jésus-Christ. En se concentrant sur l'idée du
Dieu cosmique, dans le tome II de ce grand livre, André-Jean
Festugière nous raconte ainsi comment est apparue la première
tendance, comment elle s'est ensuite transmise durant la période
hellénistique -- période qui va de la mort d'Alexandre à
la conquête romaine --, et comment, enfin, elle a pris place dans
le milieu où l'hermétisme se développa. C'est donc
à rentrer en profondeur dans l'histoire des sentiments religieux
que nous invite ce livre érudit et passionnant (voir
sommaire).
Inférer l'existence
de Dieu à partir de l'ordre du monde n'est pas la même chose
que ressentir la présence du divin en contemplant le ciel étoilé.
Dans le premier cas, on a affaire à un argument philosophique
; dans le second, on se trouve en présence d'une attitude
religieuse, qui peut éventuellement tendre vers un mysticisme. Or,
en Grèce, cette dernière attitude ne vint historiquement
qu'après le développement des arguments en faveur d'un Dieu
ordonnateur. Ceux-ci ne semblent toutefois pas encore être explicitement
présents à Athènes vers le milieu du IVe
siècle avant notre ère ; en tout cas, Aristote
qui discute, dans sa Métaphysique, des différentes
thèses de l'origine de l'univers jusqu'au séjour d'Anaxagore
dans cette cité (entre 450 et 432) ne les mentionne pas. En revanche,
de tels arguments se trouvent clairement dans Les Mémorables
de Xénophon qui datent de 369-366 av. J.-C. Et tout
mysticisme est effectivement absent des chapitres destinés à
prouver l'existence et la providence du divin. Le monde n'y est considéré
encore que d'une manière abstraite, à titre de preuve dans
un argument. Il y est moins question de sa beauté, que des aspects
utilitaires. On est donc encore loin de l'idée qu'une contemplation
du ciel nocturne met l'âme dans un état d'extase qui la rapproche
du divin.
Mais ce n'est pas
Xenophon qui exerça l'influence la plus décisive sur la philosophie
religieuse de l'âge hellénistique : c'est Platon.
Or, on peut discerner dans son oeuvre un double mouvement. Il y a d'abord
le mouvement dualiste qui oppose radicalement le monde de l'Intelligible,
immuable et divin, qui est le Bien Absolu, au monde du sensible, où
tout change et se corrompt, qui représente le mal. L'âme étant
enchaînée dans le corps comme dans une prison, le sage doit
alors s'efforcer de s'en délivrer. Mais il y a aussi le platonisme
du Timée (360-354 av. J.-C.) et des Lois
(360-347 av. J.-C.). Ici, le monde matériel, tel un
grand être vivant, est animé par une Ame qui, contemplant
le monde des Idées, imprime à l'univers un mouvement ordonné
; il n'y a donc plus d'opposition radicale entre le sensible et
l'intelligible. Le désordre, simple conséquence de l'existence
de la multiplicité des êtres, n'y trouve plus place comme
mal absolu, mais seulement comme moindre bien. Et le sage qui arrive à
embrasser d'une seule vue l'ensemble de l'univers voit disparaître
ce désordre apparent, qui se résorbe dans l'Ordre auquel
préside l'Idée du Bien.
Suivant l'une ou
l'autre de ces deux tendances, le statut de la contemplation du ciel change.
En raison du mépris du sensible, la première n'y voit, au
mieux, qu'une propédeutique à la contemplation des Idées,
qui doit elle-même conduire à l'intuition synoptique de tous
les Intelligibles, c'est-à-dire à l'intuition de l'Un. En
quelque sorte, elle n'est, comme toutes les autres sciences du nombre,
qu'un moyen de purifier et d'exciter l'esprit pour qu'il apprenne à
découvrir l'intelligible. Une fois cette propédeutique achevée,
l'univers est considéré comme un obstacle à la montée
vers l'Un qui unifie les Idées ; il faut alors, pour
y parvenir, fermer les yeux à tout ce qui relève du sensible.
En revanche, dans le Timée, l'astronomie mène directement
à la connaissance de Dieu et, par suite, à la béatitude.
La connaissance du mouvement régulier des astres permet en effet
à notre pensée de s'accorder avec l'Ame du monde qui dirige
éternellement ce bel ordre et ainsi de participer au divin. Dès
lors, la contemplation des astres est bien plus qu'une simple étape
dans l'approche du divin, elle en est le chemin par excellence. C'est que
l'objet auquel on aspire n'est plus l'Un, mais l'Intellect qui meut le
monde d'un mouvement ordonné. Platon ouvre ainsi les deux voies
du mysticisme hellénistique. La première est celle qui répudiera
toute considération du sensible, pour passer d'emblée à
l'intelligible et, de degré en degré, à un Dieu hypercosmique
infiniment éloigné de la matière ; voie
qui pourra admettre l'existence d'un second Dieu créateur du monde,
un Dieu qui comme le monde lui-même sera mauvais. L'autre voie portera
à la contemplation du monde sensible considéré comme
beau et bon, comme une émanation de Dieu.
Quoiqu'il en soit,
de son vivant, Platon n'avait pas fondé une véritable religion
cosmique : le monde visible n'était-il pas pour lui
uniquement l'image d'un autre monde qui était le vrai terme de la
contemplation ? Et puis sa doctrine n'avait pas supplanté
la religion populaire ; elle n'avait pas pris racine dans
les coeurs. Mais l'esprit du temps changea. D'abord, la doctrine des Idées
fut abandonnée dès la mort de Platon. Puis, les Cités
subissant de plus en plus de revers militaires face aux Macédoniens
(Philippe, puis Alexandre, puis ses diadoques), le public cultivé
se détacha des dieux traditionnels qui n'apportaient aucun secours.
Se désengageant aussi de la vie politique, l'élite se tourna
alors vers une vie plus théorétique et trouva, dans l'étude
de ces êtres majestueux que sont les astres, à la fois une
explication du monde, une satisfaction esthétique et un réconfort.
Il devenait possible de contempler le Ciel pour lui-même ;
contemplation qui pouvait même apparaître comme le but de la
vie. Deux textes -- l'Epinomis et le Sur la philosophie --
dessinèrent alors clairement les traits de la religion cosmique.
Le premier, issu
du platonisme, défend l'idée que l'objet suprême de
la contemplation est le monde céleste. Mais il s'agit désormais
d'une vraie religion et non plus seulement de la piété intime
du philosophe : les astres doivent être célébrés
comme les vrais dieux. L'Epinomis est en effet un véritable
manifeste, une sorte d'évangile, qui veut substituer aux théogonies
des poètes une théogonie qui s'appuie sur tous les acquis
de la science des astres. Le second texte fut écrit par Aristote,
vraisemblablement vers 346 ; c'est aussi le manifeste d'une
nouvelle religion qui prônait le culte du ciel. Mais alors que la
religion annoncée par Platon et explicitée dans l'Epinomis
se fondait sur une doctrine mathématique, le livre Sur la philosophie
s'appuie sur la théorie de l'éther pour défendre l'idée
que l'âme humaine vient du monde céleste, et qu'en raison
de cette parenté la contemplation et la vénération
du Ciel sont nécessaires pour participer pleinement à la
divinité. Quoiqu'il en soit de ces différences, tous deux
conçoivent le Dieu cosmique comme étant essentiellement l'Ame
motrice du Ciel ; Ame qui est en même temps un Intellect
parfait, comme en témoignent la régularité et la parfaite
ordonnance des mouvements des corps célestes. Le sentiment religieux
était donc tributaire d'une science, l'astronomie ;
ce n'était encore qu'une religion de savants.
Qui plus est, cette
religion n'était pas universelle, c'est-à-dire qu'elle ne
s'adressait pas à tous les peuples. La distinction entre Grecs et
Barbares était en effet encore très présente dans
l'oeuvre de Platon et d'Aristote. Ce n'est qu'avec Alexandre, à
la fin du IVe siècle,
que l'idée d'une religion cosmique universelle apparut clairement.
Animé de la volonté d'unifier toutes les terres qu'il avait
conquises, Alexandre affirmait que tous les hommes ne formaient qu'un seul
peuple, qu'ils étaient tous frères et qu'ils avaient tous
un même Dieu comme Père. Et ce Dieu qu'il concevait n'avait
bien sûr plus rien à voir avec les dieux nationaux, puisqu'il
s'identifiait tout simplement avec le Cosmos. Il n'en demeurait pas moins
que l'homme grec pouvait se sentir désemparé. C'était
avant tout un être social, qui ne concevait le culte de la divinité
que dans le cadre de sa Cité. Or, après les conquêtes
d'Alexandre, des royaumes immenses, regroupant des éléments
disparates, s'étaient substitués politiquement aux petites
villes avec leur campagne environnante. La religion civique et traditionnelle
en perdait son sens ; quant à la religion cosmique
développée par des esprits éclairés, elle n'avait
pas non plus d'attache dans les traditions nationales.
Il revint alors
à Zénon -- qui fonda son école vers l'an 300 av.
J.-C. -- d'offrir avec le stoïcisme une conception de la divinité
qui pouvait répondre aux attentes spirituelles de son temps. Son
Dieu était conçu comme une Raison souveraine qui pénétrait
et dirigeait tous les êtres du Cosmos. C'était donc une religion
qui élevait à la contemplation du monde. Mais c'était
aussi une religion civique car Zénon remplaça la notion classique
de Cité par la doctrine d'une Cité du monde qu'il était
beau de servir. Tout homme devenant citoyen du monde, il redevint possible
de définir un idéal de la vie pratique. Qui plus est, le
stoïcisme ne se coupa pas de la religion traditionnelle mais, au contraire,
en annexa les dieux : en affirmant que le monde en sa totalité
était régi par un Dieu Logos, il affirmait en effet que ces
dieux n'étaient que les symboles des éléments qui
constituaient le Cosmos. De ces principes résultait une doctrine
de la vertu et du bonheur : si le monde était dirigé
par la raison, il suffisait à l'homme de consentir à l'ordre
divin pour être à la fois sage et heureux. Le stoïcisme
était donc une école de pensée qui donnait aux hommes
une règle d'action qui s'intégrait dans une vision rationnelle
du Cosmos ; ce fut en tout cas surtout cet aspect moral que
développa Zénon. Mais Cléanthe, son successeur, en
mettant davantage l'accent sur la participation du divin à toute
chose, accentuait l'aspect religieux, voire mystique, du stoïcisme.
Ainsi le sage qui voyait l'Ordre cosmique pénétrer tous les
êtres pouvait s'emplir de cette présence ; il
pouvait communiquer avec Dieu.
Mais si la religion
du Monde avait pu s'intégrer aux nouvelles structures politiques,
elle dépendait toujours d'un système philosophique déterminé
(le platonisme ou le stoïcisme). Or, après une éclipse
d'un siècle et demi dans les textes (du début du IIe
siècle au milieu du Ier
siècle av. J.-C.), elle réapparaît en
transcendant les doctrines d'écoles. Elle est alors le bien commun
de tout individu un peu cultivé. Statut qu'elle gardera jusqu'à
l'hermétisme, et au-delà encore. Pour tout païen, il
devint évident dès cette époque que le monde était
beau et qu'il était une grande merveille digne d'adoration et d'amour.
Ce n'était plus une conception liée à des systèmes
philosophiques, mais une croyance diffuse. André-Jean Festugière
explique cette transformation par les nouvelles orientations de la société
qui se mettait à donner plus d'importance aux sciences positives
et aux techniques qu'à la spéculation pure et où désormais
seuls quelques rudiments de philosophie étaient nécessaires
pour tout jeune homme qui voulait réussir. Aussi recourait-on de
plus en plus à des manuels d'introduction aux doctrines philosophiques.
Or, par ces lectures faciles, les doctrines s'émoussaient, perdaient
de leur originalité et tendaient à se confondre. On ne retenait
que des lieux communs qui permettaient de se donner une teinture de sagesse.
Et puis après les grandes constructions du IVe
et du IIIe siècles,
on se complaisait beaucoup dans la critique de toutes les grandes doctrines.
Mais à force de renvoyer dos à dos les philosophes, le public,
même cultivé, n'apprit pas à distinguer les traits
caractéristiques qui distinguaient chaque doctrine et n'acquit,
pour cette raison, qu'une vision vague des systèmes philosophiques.
Ainsi, par excès de confusion, l'éclectisme se généralisa.
Cela n'empêcha
pas la religion cosmique de continuer à évoluer. Quand elle
réapparut dans l'oeuvre de Cicéron, elle avait progressé
dans trois directions. D'abord, elle avait accentué le sentiment
de l'omniprésence de Dieu. Certes, ce sentiment existait auparavant,
mais on voyait Dieu surtout dans le ciel et les astres. Désormais,
Il était dans chaque être, jusqu'aux plus humbles. Ensuite,
la religion du Monde s'était annexé le domaine de la science
politique. Si Dieu pénétrait tout l'univers, il fallait en
effet reconnaître qu'il régissait les affaires humaines. Aussi
la classe dirigeante romaine conçut-elle son action comme un prolongement
de celle de Dieu. Bien gouverner, c'était être, sur terre,
l'image de Dieu même. Enfin, la religion cosmique développa
l'eschatologie. Si Dieu était le grand ordonnateur et si l'âme
venait de Dieu, elle pouvait espérer après la mort remonter
jusqu'à Lui et prendre part au gouvernement du monde. L'idée
n'était certes pas nouvelle, mais elle devenait un lieu commun.
C'est avec Philon
(Ier siècle
ap. J.-C.) qu'André-Jean Festugière termine
cette histoire du Dieu cosmique. Non pas que ce juif d'Alexandrie formé
par les Livres Saints et l'éclectisme en soit le dernier terme,
mais après lui tous les auteurs n'apporteraient, sur ce thème,
rien de neuf. Or, ce qui est caractéristique chez Philon, c'est
qu'il reconnaît à la fois l'utilité de la contemplation
du monde pour atteindre à la connaissance de Dieu, mais aussi le
danger qu'il y aurait de s'arrêter à la seule vue de l'univers
pour approcher l'essence du divin. Il opère donc un syncrétisme
entre les deux tendances issues de la philosophie platonicienne :
celle qui mène à Dieu par le monde, et cette autre, qui mène
à Dieu par le renoncement au monde. La contemplation du monde n'est
donc pour lui qu'une première étape pour s'approcher de l'Intelligence
ordonnatrice ; mais pour rentrer en contact avec Elle, il
faut ensuite se replier sur soi-même. Il faut en quelque sorte passer
d'une connaissance déductive de Dieu à une intuition de Dieu.
Ainsi, en réunissant ces deux tendances, Philon préparait
directement la voie à l'hermétisme, qui, comme on l'a dit
en introduction, avait aussi cette singularité de les réunir
toutes les deux.
Thomas LEPELTIER,
le 11 septembre 1999.
Retour
Note : Le premier volume de La révélation d'Hermès
Trismégiste comprend le tome L'Astrologie et les Sciences
Occultes. Le second, dont ce texte est un compte rendu, correspond
au tome Le Dieu cosmique. Enfin, le troisième volume comprend
deux tomes : Les Doctrines de l'Ame et Le Dieu inconnu et la
Gnose.
Sommaire
Préface
Introduction : La littérature hermétique
I. Le dossier des Hermetica
II. Le « logos » hermétique d'enseignement
III. Les données du problème dans les Hermetica |
La lignée socratique : Xénophon
et Platon
IV. Xénophon. Mémorables, I, 4 et IV, 3
V. Platon. Le Timée et les Lois |
De Platon aux stoïciens
VI. L'esprit du temps
VII. L'Epinomis
VIII. Aristote. Le dialogue Sur la philosophie |
L'ancien stoïcisme
IX. Zénon
X. Le système moral
XI. La religion du Monde |
Le dogmatisme éclectique
XII. Les origines de l'éclectisme
XIII. Le témoignage de Cicéron sur la religion cosmique
XIV. Le traité Du Monde |
Philon
XV. Tradition scolaire et personnalité chez Philon
XVI. La contemplation du Monde
XVII. La connaissance du Dieu caché |
Appendices
Addenda
612 pages
ISBN 2-251-32595-6
295 FF (1999)
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