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de
Thomas Lepeltier

 POUR  UNE  INTERPRÉTATION
NON-HISTORIQUE  DES  LÉGENDES
 
 
à propos de :
Le Crime des Lemniennes.
Rites et légendes du monde égéen.
 
de Georges DUMÉZIL
 
Édition présentée, mise à jour et
augmentée par B. Leclercq-Neveu.
Préface de B. Leclercq-Neveu.
 
Éditions Macula (Argo), 1998.
 
Édition originale : 1924.


       Qu'est-ce qu'une légende ? Certains veulent y voir la trace d'une réalité historique -- pensez, par exemple, à tous ceux qui scrutent l'Iliade ou Le Nouveau Testament pour y découvrir la trace d'événements historiques. D'autres y voient l'expression des croyances primitives de l'humanité. S'inspirant de cette deuxième idée et rejetant la première, Georges DUMÉZIL (1898-1986) voulut montrer, dans ce texte de jeunesse écrit en 1924, que les légendes trouvent leurs origines dans les rituels. Il prit, pour illustrer sa thèse, l'exemple d'une histoire dont l'écho revient régulièrement dans la littérature grecque de l'Antiquité.
       On raconte -- dans une version très simplifiée -- que les femmes d'une île de la Mer Égée (Lemnos), ayant négligé le culte d'Aphrodite, se virent affligées d'une mauvaise odeur par la déesse courroucée. Ne voulant plus s'unir à elles, leurs époux s'en seraient détournés et auraient rapporté des femmes de Thrace pour les remplacer. Furieuses de se voir préférer des captives, les Lemniennes se seraient vengées en massacrant toute la gent masculine : pères, époux et fils. Vidée de ses hommes, cette île vit ensuite les Argonautes débarquer. La mauvaise odeur ayant disparu comme par enchantement, les Lemniennes purent accueillir ces nouveaux arrivants avec des manifestations de joie et s'unirent rapidement à eux pour repeupler l'île.
       C'est donc en étudiant ce crime abominable et ses suites que Georges Dumézil tenta de montrer l'importance que pouvaient prendre les rituels dans la formation d'une légende. Ce qui lui permit ainsi de combattre les interprétations historiques et, en particulier, de dénoncer la thèse d'un matriarcat primitif soutenue par certains chercheurs. Le problème est que, quelques années plus tard, il renia tout ce qu'il avait écrit avant 1938, date de sa découverte de la trifonctionnalité chez les Indo-Européens et d'un changement de méthode dans son investigation des légendes et des mythes. Le livre a-t-il perdu tout intérêt pour autant ? Certainement pas. Premièrement, parce qu'il est toujours intéressant de voir les premiers pas d'un grand chercheur, furent-ils hasardeux. Deuxièmement, parce que l'erreur de méthode ne remet en cause ni l'idée que ce sont les rites qui donnent naissance aux légendes (bien que sur ce point Dumézil ait nuancé fortement sa position avec le temps), ni sa dénonciation de leur interprétation historique (qu'il ne cessa en revanche de réitérer). Enfin, troisièmement, parce que, avertis de l'erreur commise par Georges Dumézil grâce à la très bonne présentation de Bernadette LECLERCQ-NEVEU, ce petit texte nous permet de bien comprendre en quoi consiste cette mauvaise méthode d'interprétation des récits fabuleux. C'est donc un livre très formateur pour tous ceux qui s'intéressent à l'univers des mythes et des légendes.
 
       Pour comprendre l'interprétation de Dumézil, il faut la replacer dans le contexte de l'époque. Persuadé que les hommes primitifs étaient assujettis à des besoins rudimentaires, on pensait généralement que tous les cultes avaient pour fonction de favoriser la fertilité des champs, des troupeaux et des hommes. Fort de cette idée, on en déduisait que tous les peuples primitifs avaient dû avoir des croyances comparables. D'où le recours permanent à l'analogie : pour expliquer les vieilles légendes, il suffisait d'aller chercher des modèles chez les tribus d'Amérique et du Pacifique. J. G. FRAZER (1854-1941) avait écrit à ce sujet une vaste somme, Le Rameau d'or (1890), qui présentait une masse énorme d'informations provenant des enquêtes des ethnologues et des folkloristes sur les us et coutumes des divers peuples du monde entier. On recourait donc systématiquement à ce monument de l'ethnologie et Georges Dumézil, alors jeune chercheur, se conforma à cette pratique.
       La première étape de sa démonstration consista à établir une relation entre cette légende et un ensemble de rites ayant réellement existé sur l'île. Il réussit ainsi à établir qu'à une certaine période de l'année l'île de Lemnos arrêtait toute activité : les hommes s'éloignaient des femmes et pendant neuf jours on éteignait tous les feux. Georges Dumézil établit qu'après cette première phase rituelle la vie sur l'île reprenait : on ramenait le feu, les hommes et les femmes se remettaient en ménage, on célébrait de nouveaux mariages et l'on se livrait, pour conclure cet ensemble de rites, à des jeux et à des festins.
       L'explication de ce rituel se fit ensuite par analogie, suivant la méthode de l'époque. En l'occurrence, Dumézil le rapprocha des fêtes de renouvellement du feu que Le Rameau d'or recensait un peu partout dans le monde. Ces fêtes étaient considérées comme servant à faciliter le renouveau de la nature, sous l'effet bénéfique du Soleil (du feu). Elles étaient néanmoins précédées par une période plus ou moins grande au cours de laquelle on cherchait à éloigner toutes traces de maladies et de souillures, et pendant laquelle on suspendait toute fonction vitale ; d'où la nécessité de séparer les hommes des femmes en simulant une hostilité entre eux. C'est-à-dire que ces rites jouaient d'abord un rôle purificateur avant d'avoir une fonction proprement fécondante. Après la période d'abstinence et de mortification, venait donc celle de la résurrection pendant laquelle on célébrait des mariages par des festins et des manifestations de joie pour marquer le renouveau de la vie. Dans toutes ces fêtes, c'était les femmes qui jouaient le premier rôle ; ce qui peut paraître naturel puisque ces fêtes étaient censées avoir pour objet d'exalter la fécondité.
       La reconstitution de la légende pouvait alors s'effectuer. Georges Dumézil considéra qu'elle n'était que la projection sous forme d'une histoire, située dans un passé lointain, de cette fête agraire ; elle n'était qu'un rite déguisé en histoire. Ainsi, il montra que vraisemblablement les Lemniennes feignaient d'être atteintes d'une mauvaise odeur -- une "maladie" qui rendait impropre la vie d'épouse et surtout de mère -- pour entreprendre des purifications et justifier la séparation des sexes qui précédait la fête. La légende du massacre des hommes avait dû naître de ce thème, poussé à l'extrême, de la séparation hostile des hommes et des femmes. Enfin, les Argonautes représentaient la réapparition du feu et des hommes. Ils jouaient aussi le rôle de ces nouveaux mariés dont on remarque partout la présence lors de ces fêtes de renouvellement du feu. Quant à la disparition de la mauvaise odeur, elle se comprend très bien si l'on considère qu'elle ne servait qu'à justifier la séparation des hommes et des femmes, et qu'elle n'avait donc plus de raison d'être lors du renouvellement du feu.
 
       La légende ne serait donc que la traduction d'un scénario rituel : des éléments fictifs du rite se seraient fait passer indûment dans la légende pour des événements réels. Certes, l'analyse de Dumézil est plus fine et plus complexe que notre présentation ne peut le laisser penser. Toutes les pièces d'un dossier relativement riche sont pesées, analysées, épluchées : rien n'est laissé de côté. Le travail est donc sérieux, d'autant plus sérieux que Dumézil ne craint pas d'affronter les éléments qui semblent ne pas confirmer sa thèse. Néanmoins, quelques années plus tard, il sera sévère envers ses écrits de jeunesse. Normal, pourrait-on dire, pour un chercheur qui caractérisait son oeuvre comme une longue suite de reniements. Mais, dans ce rejet de 1938, la raison en est plus profonde qu'elle ne le sera ultérieurement. C'est tout un mode de pensée caractéristique d'une époque que Dumézil abandonne à partir de cette date. Pour lui, il ne sera désormais plus question de supposer un fond commun à tous les peuples "primitifs" et de faire des analogies superficielles entre eux. Une saine comparaison ne s'effectuera plus qu'entre des ensembles et non sur des éléments isolés ; sur des structures, plutôt que sur tels ou tels aspects particuliers. À partir de ce changement il mettra en place une méthode qui donnera naissance à une oeuvre impressionnante qu'on ne se lasse pas de relire. Aussi ce petit livre est-il fort intéressant parce qu'il nous permet de comprendre un peu mieux en quoi consistent les transformations opérées par Geoges Dumézil dans l'étude des mythologies. Sans compter qu'il a toujours le mérite de nous rappeler qu'il est souvent illusoire de prétendre atteindre des faits historiques à travers les récits fabuleux...

Thomas LEPELTIER,
le 27 octobre 1998.
 
Renseignements divers sur le livre :
       Documents joints :
              Extrait d'un article de G. Dumézil : "De quelques faux massacres"
              Anthologie des sources (établie par B. Leclerq-Neveu)
       Bibliographie :
              Bibliographie générale établie par G. Dumézil en 1924
              OEuvres de G. Dumézil citées dans la préface et les notes
              Bibliographie complémentaire
       Index :
              Index des auteurs
              Index des lieux, des peuples et des personnages historiques
              Index des motifs et noms mythologiques
       176 pages
       ISBN 2-86589-059-7
       100 FF (1998)