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LES VERTUS DORMITIVES
DE L'OPIUM
ET LA MÉCANIQUE
à propos de :
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L'évolution de la mécanique
par Pierre DUHEM
Vrin (Mathesis), 1992.
Édition originale : 1903.
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«
Pourquoi l'opium fait-il dormir ? [...] Parce qu'il
a une vertu dormitive. » Ainsi Molière ridiculisait
ceux qui recouraient aux formes substantielles (ou qualités occultes)
et produisaient par là même des explications purement verbales.
Expliquer l'action d'une substance (l'opium fait dormir) en désignant
le principe de son action (la vertu dormitive) -- c'est-à-dire sa
forme substantielle -- était, en effet, ne rien expliquer du tout.
C'est pour cette raison que Descartes crut bon de bannir de ses explications
toutes les formes substantielles qu'utilisaient largement les partisans
de la scolastique ; ceux-là mêmes que critiquait
Molière. Mais vouloir suivre les recommandations de Descartes était
une chose, y parvenir en était une autre. Comment, par exemple,
pouvait-on, après le développement de la physique newtonienne,
expliquer l'attraction entre deux corps autrement qu'en soulignant leur
pouvoir attractif ? En analysant l'histoire de la mécanique,
Pierre DUHEM (1861-1916) nous montre ainsi dans ce livre (voir
sommaire) qu'il serait impossible
de se passer complètement de ces formes substantielles. La seule
chose à faire serait de chercher à en limiter le nombre.
En résulte-t-il que toute analyse reposerait in fine sur des «
explications verbales » ? Là
n'est pas le propos de Pierre Duhem. Mais il en déduit quand même
que toute théorie, tout modèle explicatif, n'est qu'une représentation
abstraite des phénomènes et ne permet pas d'avoir accès
à la réalité profonde des choses. C'est pourquoi,
à travers cette histoire de la mécanique, Pierre Duhem nous
propose aussi une pertinente réflexion sur la notion d'explication.
Descartes, avons nous
dit, abandonna toute notion de forme substantielle, c'est-à-dire
qu'il n'expliqua plus, par exemple, la résistance d'un objet à
la pression par la notion de dureté. Il lui fallait des principes
clairs et évidents susceptibles d'être appréhendés
quantitativement, et non pas qualitativement comme les formes substantielles.
C'est pourquoi seules les notions des géomètres trouvèrent
grâce à ses yeux. La matière fut alors définie
par l'étendue qu'elle occupait, ou encore par la figure qu'elle
formait. Aussi dans le système cartésien, un centimètre
cube d'air renfermait-il autant de matière qu'un centimètre
cube de mercure ! Restait à rendre compte du mouvement.
Comme un corps était identique à la partie de l'espace qu'il
occupait, il aurait été absurde de dire qu'une même
partie de l'étendue occupait successivement des lieux différents.
Le mouvement implique en effet l'existence de quelque chose qui est distinct
de l'étendue. En revanche, il était possible de considérer
un mouvement purement relatif : deux corps s'étant
déplacés l'un par rapport à l'autre, ils forment en
effet une figure différente de celle qu'ils formaient avant de bouger.
Voilà donc Descartes en possession de ses deux principes (la figure
et le mouvement relatif) à partir desquels il pensait tout expliquer.
De la même façon qu'on explique le fonctionnement d'une machine
par le mouvement relatif de ses différentes pièces, il suffisait
à Descartes d'imaginer que tout objet se composait de petits corps
ayant des figures appropriées, susceptibles de se mouvoir d'une
certaine manière, pour expliquer tous les phénomènes.
Le problème
est que cette physique trop simple ne marchait pas. Cherchant une autre
alternative à la scolastique, certains préconisaient donc
de revenir à la physique atomistique. Selon cette dernière,
l'espace se divisait en étendue pure -- le vide -- et en matière
constituée d'atomes. Mais comment expliquer le choc entre deux atomes
sans faire appel à la notion de dureté ? Et
bien sûr les cartésiens faisaient remarquer que recourir à
cette notion reviendrait à revenir aux formes substantielles. Confrontés
à ces difficultés et incapables de se départager,
les partisans de l'une ou l'autre physique durent de toute façon
rapidement se positionner face à la nouvelle physique de Newton
qui introduisait la notion de force.
Elle suscita aussitôt
de la méfiance : l'attraction gravitationnelle des
diverses parties de la matière avait en effet tout d'une forme substantielle.
Newton en était conscient. Aussi n'en faisait-il pas une explication
dernière, une propriété irréductible à
la figure et au mouvement. Il se rendait bien compte qu'expliquer chaque
phénomène par une qualité occulte de la matière
c'était ne rien expliquer du tout. Mais cela permettait au moins
d'établir quelques principes généraux à partir
desquels on pouvait analyser, avec une précision inconnue jusqu'alors,
les mouvements des planètes. Cela permettait aussi d'unifier différents
phénomènes sous un même principe : la
chute de la pomme et le mouvement des astres se trouvaient ainsi appréhendés
par la seule loi de la gravitation. De toute façon, à tout
bien regarder, les explications des Cartésiens et des Atomistes
ne faisaient pas moins appel à des fictions. N'attribuaient-ils
pas à de petits corps imaginaires les dimensions et les figures
qui s'accommodaient à leurs raisonnements ? La gravité
n'était pas plus occulte. Certes, sa cause n'était point
découverte. Mais à remonter de cause en cause, on arrive
toujours aux causes premières dont il n'est pas possible de donner
d'explications mécaniques. Les rejetterait-on, et toute la physique
disparaîtrait.
Leibniz en était
conscient. Pour lui, la notion de force était bien du ressort de
la métaphysique, mais comme il était impossible de s'en passer,
il reconnaissait que l'ancienne scolastique devait être réhabilitée.
Ce n'était pas pour autant qu'il fallait utiliser une forme substantielle
pour toute chose. Cela reviendrait à imiter une physique qui croyait
avoir donné une explication, alors qu'elle avait seulement créé
un nom. C'est pourquoi Leibniz préconisait de pousser toute analyse
jusqu'aux phénomènes les plus simples, avant de reconnaître,
en ces propriétés premières des corps, les formes
substantielles qui expliquent toutes les autres propriétés.
Ainsi, selon Leibniz, comme pour Newton d'ailleurs, ce qui devait distinguer
la physique nouvelle de la physique scolastique, c'était la généralité
de ses principes.
Le recours aux formes
substantielles ne fut pas pour autant admis par tout le monde. Dans une
analyse technique des développements de la mécanique du XVIIIe
au XIXe siècle,
Pierre Duhem nous montre en effet certains efforts accomplis pour débarrasser
cette science de ces qualités occultes -- par exemple, les tentatives
pour expliquer la gravitation par la présence de corps non encore
observés. Cela lui permet d'introduire les travaux qui ont conduit
la mécanique à sa maturité comme ceux d'Euler, de
D'Alembert, et surtout de Lagrange ; ainsi que d'analyser,
de comparer et de critiquer certains développements effectués
ensuite par les Poisson, Hertz, Maxwel, Boltzmann, Thomson et autres...
Pour tous ces auteurs, Pierre Duhem souligne la position au sujet de la
réduction de tous les phénomènes à une combinaison
de figures et de mouvements. Et il en tire une conclusion sans ambiguïté.
La physique construite
exclusivement avec la figure et le mouvement, seules notions admises par
les cartésiens dans l'explication du monde, ou même la physique
à laquelle on a ajouté à ces notions celle de masse
comme le faisaient les atomistes, n'atteint pas l'unité logique
ni l'accord avec les observations de celle qui y adjoint la notion de force.
Ce n'est pas tout. La figure, le mouvement, la masse et la force -- notions
qui constituent le paradigme de la Mécanique -- sont encore des
notions insuffisantes pour rendre compte de façon cohérente
d'une quantité de phénomènes, comme les phénomènes
caloriques, électriques et magnétiques. Il est donc nécessaire,
selon Pierre Duhem, de regarder comme une qualité première
et irréductible (bien que de façon provisoire), outre la
notion de gravitation, ce par quoi un corps est chaud, électrisé
ou aimanté. C'est pourquoi, plutôt que de vouloir tout ramener
à des principes trop simples, il n'hésite pas à ajouter
dans les équations fondamentales de la physique des termes de diverses
natures et de diverses formes : termes de viscosité,
de frottement, d'hystérèsis, et de l'énergie électrocinétique.
Toutes ces critiques
d'une physique qui voudrait tout ramener en vain à la Mécanique
aboutissent à une présentation d'une Thermodynamique qui
engloberait tout le champ des phénomènes. L'intérêt
de cette Thermodynamique est qu'elle permettrait, comme Pierre Duhem tente
de le montrer sur plusieurs exemples, de rendre compte de façon
plus cohérente des phénomènes physiques. Or cette
physique, qui ne suit pas la voie tracée par la Mécanique,
est selon Pierre Duhem un retour à la physique scolastique ou péripatéticienne.
C'est que, à l'instar de cette dernière, la Thermodynamique
ne cherche pas à expliquer tout phénomène par la structure
profonde de la matière. Elle ne réduit pas tout à
la figure, au mouvement, à la masse et à la force. Elle ne
cherche pas à réduire les variations de température,
les changements d'état électrique ou d'aimantation à
des mouvements de petits corps. Mais elle se contente comme son aînée
de dégager des phénomènes naturels un certain nombre
de qualités qui permettent ensuite de classer ces mêmes phénomènes.
Mais si les formes
substantielles sont, selon Pierre Duhem, nécessaires à toute
description cohérente de la nature, toute physique n'est pas pour
autant réduite à une description purement qualitative. Descartes,
qui voulait uniquement du quantitatif, a eu tort de chasser toute notion
de forme substantielle de sa physique. Depuis la mathématisation
de la physique, on sait qu'un nombre peut en effet très bien servir
à repérer les intensités diverses d'une qualité,
c'est-à-dire qu'il peut servir comme symbole d'une chose qui n'est
pas quantitative. La gravitation n'est-elle pas mise en équation
? Enfin, admettre les formes substantielles ne mérite pas
nécessairement les sarcasmes d'un nouveau Molière tant qu'un
effort est fait pour réduire leur nombre autant que possible
: à chaque fois qu'une nouvelle qualité se présente
la Thermodynamique doit ainsi tenter de la ramener aux qualités
déjà définies. Et c'est seulement si cela s'avère
impossible qu'elle doit se résigner à admettre une qualité
nouvelle, et donc à introduire dans ses équations une nouvelle
espèce de variables.
La mécanique
prétendait expliquer le monde matériel. Derrière les
phénomènes elle pensait disséquer la structure intime
des corps. Pour Pierre Duhem, il n'est pas raisonnable d'avoir de semblables
prétentions. C'est pourquoi, lorsque la Thermodynamique qu'il défend
range une certaine propriété au nombre des qualités
premières, il souligne qu'au contraire celle-ci fait preuve de modestie.
De même qu'en exprimant une idée le langage n'enrichit pas
le contenu de cette idée, en substituant un symbole numérique
à une qualité, la physique ne nous apprendrait rien de radicalement
nouveau sur la nature intime des choses. La loi de la gravitation opère
un rapprochement entre la chute de la pomme et le mouvement des astres,
elle nous permet même d'obtenir une précision inaccessible
par une analyse purement qualitative. Mais elle ne nous dit pas ce qu'est
la gravitation. Aussi les formules qu'utilise la physique sont-elles utiles
pour décrire les phénomènes avec précision
et, ramenées à un petit nombre de principes très généraux,
elles permettent de classer nos connaissances selon un ordre logique qui
facilite la tâche du physicien. Cette démarche permet ainsi
d'élaborer un système cohérent de concepts reconstruisant
les phénomènes de la nature à l'intérieur du
seul domaine de l'intelligibité mathématique. C'est pourquoi
Pierre Duhem en déduit qu'une théorie physique n'est pas
une explication métaphysique du monde : elle ne peut
prétendre fournir une explication profonde de la réalité.
Elle est seulement une représentation abstraite des lois expérimentales.
Presque un siècle
après l'écriture de ce livre, force est de constater que
la Thermodynamique n'a pas unifié tout le champ de la physique et
que cette dernière ne s'est pas développée telle que
le prévoyait Pierre Duhem. Mais l'importance qu'a pris le formalisme
mathématique semble toutefois indiquer que la conclusion générale
-- celle qui considère la théorie physique comme une représentation
abstraite des lois expérimentales -- n'est pas nécessairement
devenue caduque. En tout cas, ce livre d'histoire de la mécanique
reste toujours une formidable invitation à s'interroger à
partir d'exemples précis sur la notion d'explication. Expliquer
un phénomène, est-ce accéder à la réalité
des choses ou est-ce, par des mots (par des formules mathématiques),
renvoyer à d'autres mots (à d'autres formules) ?
La question est toujours, en quelque sorte, de savoir si l'on peut vraiment
échapper à la critique de Molière...
Thomas LEPELTIER,
le 13 avril 1998.
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Sommaire
Avant-propos de Paul Germain
Introduction d'Anastasios Brenner
L'évolution de la mécanique
Introduction
Première partie : Les explications mécaniques
Deuxièmes partie : Les théories thermodynamiques
Conclusion
Documents joints :
« Les théories de la chaleur »,
par P. Duhem
« Analyse de l'ouvrage de Ernst Mach :
La Mécanique », par P. Duhem
Ouvrages et articles cités
Index des noms
474 pages
ISBN 2-7116-1105-1
147 FF (1999)
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