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LES EXCES DE LA
THÉORIE LITTÉRAIRE
à propos de :
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Le démon de la théorie.
Littérature et sens commun.
d'Antoine COMPAGNON
Éditions du Seuil (La couleur des idées),
1998.
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Comment aborder
un texte littéraire ? Faut-il, par exemple, se renseigner
sur l'auteur, sur le contexte historique et culturel dans lequel le texte
a été écrit ? Faut-il s'attacher plus
au style qu'au contenu, ou l'inverse ? Y a-t-il une lecture
objective, ou tout ne relève-t-il que de la subjectivité
de chaque lecteur ? À ces questions, entre autres,
la théorie littéraire prétendit apporter des
réponses novatrices. Cette discipline, qui prit un essor retentissant
en France dans les années soixante -- notamment avec Roland BARTHES
(1915-1980) --, fut à l'avant-garde des études littéraires
dans le monde et avait pour ambition de fonder une science de la littérature.
Animée d'un véritable esprit combatif, la théorie
littéraire voulait bousculer les études académiques
et replacer la littérature au centre des préoccupations sociales.
Elle ne cessa pour cela de fustiger un certain nombre d'idées reçues
: il n'était plus question, par exemple, de croire que l'intention
de l'auteur déterminait la signification d'un texte, que la littérature
parlait du monde ou que son essence était le style... Il fallait
en finir avec ces fausses évidences que le sens commun acceptait
trop facilement.
Plus de vingt ans
après, force est de reconnaître que la théorie littéraire
n'a pas atteint son objectif. Il semble que le sens commun tant décrié
a résisté à tous les coups portés contre lui
: on s'intéresse toujours aux intentions de l'auteur, on
a toujours l'impression que la littérature parle du monde et on
est toujours sensible au style... Le temps des bilans est donc venu. En
abordant dans ce livre sept notions clefs de ces controverses sur la littérature
-- la littérarité, l'auteur, le monde, le lecteur, le style,
l'histoire, la valeur --, et en essayant d'en faire la généalogie,
Antoine COMPAGNON dresse pour nous cet état des lieux. Il montre
ainsi que l'échec de la théorie littéraire vient de
ce qu'elle a poussé jusqu'à l'absurde des critiques qui pouvaient
par ailleurs être justifiées. Aussi, plutôt que de s'enfermer
dans des oppositions radicales, Antoine Compagnon opte-t-il pour une position
à mi-chemin entre la théorie littéraire et la conception
académique antérieure.
Trois exemples --
l'auteur, le monde et le style -- où l'opposition
entre les deux conceptions est plus nette, permettront de comprendre les
tenants et les aboutissants de cette controverse.
L'auteur.
Pour connaître le sens d'un texte, le sens commun nous enjoint
de déterminer l'intention de l'auteur (ce que l'auteur a voulu dire).
D'où le recours aux éléments biographiques comme traces
de cette intention. La théorie littéraire dénonça
la pertinence d'une telle recherche pour décrire la signification
d'un texte. C'est qu'en effet la signification d'un texte n'est jamais
épuisée par les intentions de celui qui l'a composé.
Même mieux, la signification lui échappe quand le texte, détaché
de son époque et de son milieu culturel, acquiert des significations
qu'il n'avait pas prévues. Il faut donc voir le texte littéraire
comme une chose autonome et non pas comme l'expression du vouloir-dire
d'un auteur.
Antoine Compagnon
veut bien reconnaître l'écart qui existe entre ce qu'un auteur
a voulu dire et ce que son texte signifie (on ne dit jamais exactement
ce que l'on veut dire). Il demeure qu'à ses yeux on ne se débarrasse
pas aussi facilement de la notion d'intention. Comment, par exemple, lorsqu'un
texte nous pose problème par son obscurité ou son ambiguïté,
ne pas rechercher un passage parallèle chez le même auteur,
afin d'éclairer le sens du passage litigieux. Or, cela présuppose
qu'une certaine cohérence (un même esprit, une même
tonalité) relie entre eux ces différents passages, et qui
dit cohérence, dit intention responsable de cette cohérence.
Aussi, le partisan conséquent de la théorie littéraire,
convaincu par l'idée que tout texte doit s'étudier sans référence
à une quelconque intention, devrait-il s'abstenir de comparer entre
eux des passages différents. Ce que, bien sûr, personne ne
fait. Et en effet, supposer qu'aucune intention n'a présidé
à la composition d'un texte, cela revient à le considérer
comme le résultat d'un processus aléatoire tel qu'aurait
pu le produire un singe tapant sur un clavier d'ordinateur.
L'erreur de la théorie
littéraire aurait été de confondre le sens
d'un texte et sa signification. Le sens est ce qui reste stable
dans la réception d'un texte. La signification désigne ce
qui change. Le sens est originel et singulier. La signification est ce
qui résulte du lien que nous établissons entre le sens et
notre expérience (historique, culturelle, individuelle) ;
elle est plurielle, variable, ouverte. Ainsi, quand la théorie littéraire
mettait en avant que la signification d'un texte ne pouvait que varier
en fonction des époques et des milieux pour lui retirer toute objectivité,
elle oubliait que le sens restait identique à lui-même. Autrement,
comment aurait-on pu parler de contresens dans l'interprétation
d'un texte ? Si une oeuvre est inépuisable, si chaque
époque la comprend à sa manière, cela ne veut donc
pas dire qu'elle n'ait pas de sens originel. Ce qui est inépuisable,
c'est sa signification. Ainsi, cette distinction entre sens et signification
permet de rendre compte des différentes lectures d'un texte sans
éliminer l'intention de l'auteur comme critère de l'interprétation.
Il ne faut pas pour
autant penser que l'intention de l'auteur se réduit à une
préméditation intégralement consciente. L'intention
est globale ; elle n'implique pas une conscience de tous les
détails de l'écriture. De même, quand on marche, l'intention
de marcher n'est pas absente bien que le mouvement de chaque muscle ne
soit pas prémédité consciemment. Aussi l'intention
ne se limite-t-elle pas à ce qu'un auteur s'est proposé d'écrire.
La signification ne réside pas dans le projet explicite. Ce dernier
n'en est que l'indice. L'homme et sa biographie n'expliquent donc pas l'oeuvre.
Mais la présomption d'une intention reste quand même à
la base de toute interprétation.
Le monde.
Contre l'idée que la littérature fait référence
au monde (cf. la mimèsis chez Aristote), la théorie
littéraire défendit la thèse de son autonomie par
rapport à la réalité. La littérature n'était
plus censée représenter quoi que ce soit, elle ne parlait
plus que d'elle-même, elle était devenue auto-référentielle
: il n'y avait pas à chercher les modèles de la duchesse
de Guermantes chez Proust. Aussi ne lisait-on pas pour découvrir
la réalité des choses, mais pour les références
de la littérature à elle-même. Cette conception s'inspira
de la thèse de Saussure, qui stipulait que la signification des
signes linguistiques était différentielle (résultait
de leurs relations réciproques) et non référentielle
(les signes ne font pas référence aux choses). Appliqué
à la littérature, cela rendit accessoire toute référence
à la réalité, toute sémantique, au profit de
la syntaxe et des structures narratives. On étudia alors comment
ce qui paraissait faire référence à la réalité
n'était en fait régi que par des codes littéraires,
n'était que des « effets de réel », qui donnaient l'illusion
d'avoir accès à la réalité. Par exemple, selon
la théorie littéraire, un détail (souvent un objet)
mentionné dans une description mais inutile pour le récit,
était un signe conventionnel et arbitraire pour indiquer au lecteur
qu'il avait affaire à une description réaliste :
non pas que le détail (l'objet décrit) dénotait un
objet réel, mais il connotait le réalisme, « l'effet de réel ».
La dénonciation de toutes les oppressions étant alors dans
l'air du temps, la théorie littéraire affirma même
que cette connotation était porteuse d'une idéologie bourgeoise
et répressive.
Antoine Compagnon
veut bien concéder à la théorie littéraire
qu'un signifiant ne donne pas accès directement, de façon
transparente, au référent, qu'un roman ne parle pas la réalité
telle qu'elle est. Ce n'est pas pour autant, affirme-t-il, que le langage
n'est pas référentiel, ou que la littérature ne parle
jamais du monde. Et en effet, comment la théorie littéraire
peut-elle en même temps nier que le langage ait une relation référentielle
à la réalité et se servir de ce langage pour statuer
sur ses propriétés réelles ? Pour cela,
il faudrait qu'elle reconnaisse qu'avec le langage il est possible de se
référer à quelque chose qui existe réellement,
comme justement le langage ou la littérature. Le paradoxe est donc
que la théorie littéraire utilise la fonction référentielle
du langage pour nier son existence !
L'erreur de la théorie
littéraire est d'avoir glissé de la thèse de l'arbitraire
du signe à la thèse de l'arbitraire du langage. Elle en a
conclu que toute langue était un système indépendant
du réel, qui découpait ce dernier de façon arbitraire
par sa structure et ses mots, et qui constituait ainsi une vision du monde
dans laquelle les locuteurs restaient prisonniers. Or ce n'est pas, par
exemple, parce que les langues ne décrivent pas toutes les couleurs
de l'arc-en-ciel de la même façon qu'elles ne parlent pas
du même arc-en-ciel. C'est d'ailleurs en utilisant le langage que
l'on peut s'apercevoir que des locuteurs d'une autre langue décrivent
le réel d'une autre manière. Pour cela, il faut bien qu'il
soit possible de s'entendre sur les objets décrits ;
il faut bien que la langue parle de la réalité. Ce n'est
donc pas parce que la littérature parle de littérature qu'elle
ne parle pas aussi du monde.
Le style.
Autre sujet de discorde : la notion de style. Après
avoir éliminé l'intention et la représentation, la
théorie littéraire annonça la mort de la stylistique.
Le style, concept « pré-théorique », devait être dépassé
par la science du langage. La notion de style reposait sur la possibilité
de la synonymie qui permettait de dire la même chose sous des formes
différentes, c'est-à-dire avec des styles différents.
C'était l'idée qu'il existait une dualité entre le
fond et la forme, entre le contenu et l'expression, ou encore entre la
matière et la manière. Oppositions binaires qui s'appuyaient
sur le dualisme de la pensée et du langage. Or, toutes ces polarités
furent jugées caduques par la théorie littéraire.
Le présupposé de la stylistique reposait en effet sur un
cercle vicieux : pour dégager le contenu (le fond)
il fallait analyser l'expression (la forme), mais pour analyser l'expression
il fallait avoir déjà dégagé le contenu. Il
n'était pas possible d'interpréter la matière sans
décrire la manière, ni de décrire la manière
sans interpréter la matière. Il fallut donc reconnaître
que toute description stylistique était en même temps une
interprétation sémantique : analyser le style
du poème, c'était en déterminer le sens. Aussi la
théorie littéraire considéra-t-elle que parler autrement,
c'était dire autre chose, que deux expressions différentes
n'avaient jamais le même sens. La synonymie était donc une
illusion et la stylistique devait être abandonnée.
Pourtant, il faut
bien reconnaître que l'on parle toujours du style et que cette notion
doit correspondre à quelque chose puisqu'il est possible d'imiter
un auteur justement par son style. Mais comment admettre le style tout
en maintenant que dire autrement, c'est dire autre chose. Pour Antoine
Compagnon, cela est possible à condition de remarquer que l'exigence
de la synonymie est trop forte. Ce qui est nécessaire pour qu'il
y ait du style est qu'il y ait différentes manières de dire
des choses très semblables, sans qu'elles soient parfaitement
identiques. Ainsi l'on peut raconter à peu près la même
chose avec des styles très différents. L'abandon d'une synonymie
stricte n'abolit donc pas le style. Encore une fois, Antoine Compagnon
choisit de rester dans l'entre-deux : entre un style conçu
comme l'essence de la littérature et un style considéré
comme une illusion.
Pour compléter
la présentation de ce livre très stimulant, il resterait
à parler des débats sur ce qui fait qu'un texte est un texte
littéraire, sur la place à accorder au lecteur, sur le rapport
de la littérature à l'histoire et sur la valeur des textes
littéraires. En présentant à chaque fois en détail
les polémiques qui ont eu lieu autour de toutes ces problématiques,
Antoine Compagnon montre que toute conception trop systématique
de la littérature n'échappe jamais à la contradiction.
La question autour de laquelle les littéraires ne cessent de tourner
-- qui n'est autre que : qu'est-ce que la littérature
? -- est donc toujours sans réponse. C'est pourquoi, en plus
d'être une présentation claire des tenants et des aboutissants
des querelles littéraires, ce livre est aussi une belle leçon
de modestie en matière de théorie...
Thomas LEPELTIER
le 13 septembre 1998.
Renseignements divers sur le livre :
Bibliographie
Index des noms de personnes
320 pages
ISBN 2-02-022506-9
130 FF (1998)